Un ovni dans le ciel parisien: La tour Eiffel par Georges Seurat (1889)

 Un OVNI dans le ciel parisien

La Tour Eiffel de Georges Seurat (1889)

 

 

La guerre des deux France : Tour Eiffel versus Sacré cœur

 

On connaît la sourde rivalité qui opposa au 19ème  siècle la Tour Eiffel et le Sacré Cœur. Ces deux monuments se toisent fièrement l’un en face de l’autre dans le ciel de Paris. Le  premier fut construit pour la célébration du centenaire de la Révolution française, le second au contraire pour expier les révolutions. Rad‘ socs  anticléricaux contre royalistes et catholiques fervents se livrèrent d’abord la bataille des quolibets : on moquait la tour présentée comme la réplique athée des flèches de cathédrales. Dans l’autre bord, on s’indignait du « lourd pastiche romano-byzantin » qui écrasait de sa masse énorme la colline Montmartre, comme pour  tuer dans l’œuf la Commune de Paris à l’endroit même où elle avait commencé vingt ans plus tôt, quand le peuple avait refusé de livrer ses canons à Monsieur Thiers. Concours de zèle ensuite : des millions de petits donateurs se mobilisèrent pour financer la basilique, tandis que pendant plus d’un an les forges du Creusot crachèrent le feu nuit et jour pour fabriquer les poutres de fer. Concours de hauteur, enfin ; qui allait dominer l’autre ? Les ingénieurs de Gustave Eiffel, en érigeant un monument de 300 mètres devant la colline de Chaillot crurent avoir terrassé l’adversaire. Mais celui-ci n’avait pas dit son dernier mot : le 14 juillet 1892, pour faire la nique aux républicains s’identifiant à la tour, le comité de la basilique fit installer au sommet des échafaudages une immense croix lumineuse  qui, en tenant compte de l’élévation de la colline Montmartre, «  enfonçait » la Tour Eiffel.

Vingt ans après sa construction, la Tour Eiffel ne devait sa survie qu’à une voix de majorité au conseil municipal de Paris, au grand dam des mouvements cléricaux qui voulaient le démontage de cette nouvelle Babel. Elle fut définitivement sauvée par le télégraphe sans fil (pendant la Première guerre), puis par  la TSF et la télévision, On prit  alors pleinement conscience  de l’utilité que pouvait avoir l’édifice.

Mais la tour remporta surtout un succès de scandale ; son érection au cœur même de la capitale avait un caractère tout à la fois transgressif et fascinant, comme est forcé de l’avouer Léon Bloy, pourtant l’un de ses plus farouches adversaires : « en faisant  l’ascension de ce tabernacle du vertige…ma stupeur a dépassé mon attente…j’ignorais jusqu’alors que l’expansion totale de la force brute asservie et disciplinée par la mathématique la plus impeccable, pût atteindre l’âme au même endroit et avec la même énergie que l’Art lui-même ». Tout est dit : l’extase  peut surgir aussi bien du fer ajouré d’un téméraire  objet industriel que d’une lourde basilique de pierre. Les équations permettent elles aussi l’essor de la spiritualité.

 

Si l’édification du Sacré Cœur représentait également une prouesse technologique, elle ne fut pas ressentie comme telle, et l’on opposa définitivement le modernisme affiché de la Tour au supposé passéisme de la basilique. L’enthousiasme de la science l’emporta sur l’enthousiasme de la foi

 

Un indice probant, on le verra est que les peintres s’emparèrent de la tour avant même qu’elle ne fut achevée, alors que le sacré cœur fut assez peu représenté par les grands artistes.

 

Comment un monument devient un mythe

 

D’abord décriée, la tour Eiffel est devenue un symbole : on ne peut imaginer Paris sans elle. L’imagination populaire l’assimile à une personne (« Bergère, ô tour Eiffel… »),  à une vieille dame dans le vent. Dans le cœur des Parisiens et des touristes, elle a supplanté les plus nobles monuments (Notre Dame, la Sainte Chapelle) ; et même si depuis 1930 elle a été surpassée en hauteur par les buildings américains,  elle reste sentimentalement la première et la seule.

Il y a donc un mythe de la tour Eiffel qui a été analysé par Roland Barthes dans son essai La Tour Eiffel (Seuil, 1964).

Ce mythe c’est d’abord celui de la volonté et de la liberté : « La mythologie est un accord au monde non tel qu’il est mais tel qu’il veut se faire (Mythologies) » … « A travers la tour, les hommes exercent cette grande fonction de l’imaginaire, qui est leur liberté ».

Ce qui fait la magie de la tour c’est qu’elle est en phase avec son époque : la foi dans le progrès du 19ème siècle, l’aventure industrielle. Elle est son époque, elle est le symbole de la modernité industrielle. Et la première des modernités,  c’est la communication verticale : parmi les ponts de Paris, la tour est un pont qui va vers le ciel. Avant même l’invention de l’avion elle apporte une victoire sur la pesanteur, en permettant notamment une nouvelle dimension de la vision.  Le monde vu à vol d’oiseau  « permet de dépasser la sensation et de voir les choses dans leur structure ». Roland Barthes continue son analyse en pointant la totale inutilité de cette construction, véritable paradoxe  de la rationalité mathématique : « Eiffel voyait sa tour sous la forme d’un objet utile mais les hommes la lui renvoient sous la forme d’un grand rêve baroque qui touche évidemment aux bords de l’irrationnel ».

Elle est belle parce qu’elle est issue de la nécessité mathématique. Elle n’est qu’une longue ligne pure « dont la seule fonction mythique est de joindre la base et le sommet. »

Enfin, La tour est omniprésente dans Paris «  il n’y a pas de regard parisien qu’elle ne touche à un moment de la journée ».  Elle en vient alors à  incarner Paris par métonymie.

 

La Tour et les révolutions picturales

 

Aussitôt les artistes s’emparèrent de « la belle inutile ».

Un trait remarquable de la Tour est qu’elle apparaît au moment où les grandes révolutions picturales se préparent : le pointillisme de Seurat est un préambule aux révolutions fauvistes  et cubistes.  Des artistes comme Chagall et Delaunay  célébreront à leur manière la nouvelle venue. Nous avons donc, réunies en un seul objet, l’irruption de deux modernités : la modernité industrielle et la modernité picturale.

Georges Seurat fut le premier à peindre la tour Eiffel, avant même qu’elle ne fût achevée. A travers sa technique si particulière, elle apparaissait comme un ovni dans le ciel parisien, trouble et fantomatique, mais en même temps resplendissante : déjà une vision poétique.

On sait que le génie de Seurat est d’avoir posé une trame indépendante, composée de milliers de points de couleur minuscules entre la scène représentée et le spectateur. Ses figures sont moins dessinées que produite par l’accumulation de petites taches  Mais dès qu’on s’éloigne de la toile, cette trame disparaît. Le petit point se fond alors dans le regard pour composer un ensemble identifiable. Cependant, même si les touches de couleur se confondent dans une masse chromatique indistincte, elles créent une vibration intérieure, estompe les contours et donne à l’ensemble une allure veloutée, vaporeuse, presque irréelle.

A noter que le travail patient de Seurat, imite celui des constructeurs , car l’image est un montage d’éléments séparés, qui finissent pas fusionner dans un ensemble organisé .

Certains artistes refusent cependant le principe de la fusion des parties dans le tout. C’est le cas des fauvistes et des cubistes qui revendiquent tous deux la dislocation de l’objet représenté, les premiers par l’autonomisation de la couleur les seconds par  le morcèlement de la forme en figures géométriques.

 

Construction et déconstruction cubiste

 

On peut dire qu’Eiffel lui-même ouvrit le chemin à la révolution cubiste en proposant au regard des artistes un objet déjà « cubiste », géométrisé non seulement dans le tout mais aussi dans ses parties : trapèzes, triangles, losanges arcs de cercle dans une sorte de mécano géant. Si les premiers tableaux de la série de trente que Delaunay tira de la Tour Eiffel entre 1909 et 1924 sont  résolument cubistes, ce n’est pas parce qu’ils géométrisent l’objet (c’est déjà fait) mais parce qu’ils donnent à voir simultanément les quatre faces successives en un même plan qu’on pourrait appeler alors une totalité analytique. Mais ce n’est pas tout : Delaunay représente simultanément le double regard que la Tour suscite,  car elle est faite pour être vue d’en bas mais également pour voir Paris d’en haut. Certains de ses tableaux  épousent simultanément les deux points de vue ascendant et descendant (ce que Roland Barthes formule en ces termes : « la Tour est un objet qui voit, un regard qui est vu »). Ajoutons à cela que les tableaux des années 1910 relèvent d’un cubisme résolument destructif qui, non sans humour,  transforme la Tour Eiffel en danseuse dégingandée entraînant dans ses tourbillons frénétiques les maisons et les arbres environnants ; hommage paradoxal rendu au constructeur de génie par la déconstruction cubiste.

 

émancipation de la couleur

 

Le fauvisme procède d’un mouvement à peu près identique d’autonomisation, mais cette fois des couleurs. Le génie de Dufy, de Chagall, mais aussi de Delaunay (par bien des aspects, fauviste également), c’est d’avoir remplacé les petits points de Seurat par des touches très grosses, qui n’arrivent plus à se faire oublier et à se fondre les unes dans les autres. Mais déjà dans le tableau de 1889 de Seurat, les points sont beaucoup plus gros que dans le fameux Dimanche après-midi à l’île de la grande Jatte, peint cinq ans plus tôt. Nous avons l’impression que la Tour Eiffel scintille et resplendit sous une pluie de confettis tombés du ciel. Seurat amorce là une révolution chromatique dans laquelle bien des artistes vont s’engouffrer : les taches de couleurs seront de plus en plus grandes ; au lieu de fusionner dans notre regard, elles affirment leur existence irréductible, devenant des objets en soi et n’étant plus soumis à aucune norme représentative. C’est ainsi que dans son tableau de 1934, la représentation que Chagall fait de la Tour Eiffel confine à un tachisme abstrait, exactement de la même manière que les représentations cubistes que Delaunay fait du monument dans les années vingt prennent le chemin de l’abstraction géométrique.

 

Le logo de Paris

 

A noter enfin la contribution intéressante d’Henri Rivière. Au début du 20ème siècle,  ses 36 lithographies de la Tour Eiffel, dans un style très japonais sont un hommage aux 36 vues du mont Fuji par Hokusai. L’analogie est saisissante, car le monument s’incruste dans le paysage parisien sous tous les angles et en  toutes saisons ;  et son étrangeté même finit par devenir familière. Elle se fond dans le paysage. De la même manière que par ce procédé le mont Fuji devient le symbole du Japon, la Tour Eiffel devient le symbole même de la capitale. Parfois, dans certains tableaux, elle apparait de loin presque minuscule, comme une simple ponctuation ou comme la signature de Paris.

 

L’élan français

 

Révolutions politique, scientifique, picturale, La tour Eiffel symbolise incontestablement l’élan français à la fin du 19ème siècle.  Elle est le témoin d’une époque nostalgique : celle des grandes expositions universelles où la France était pour de longs mois le centre du monde ; celle de la Belle époque et de ses extravagances ; celle des défis industriels en un temps où le progrès était encore un enchantement et une aventure enthousiasmante ; celle où la République triomphante s’installait enfin  dans le cœur des Français, après un siècle de révolutions ; celle d’une France qui donne le meilleur d’elle-même à travers son style et son esthétique industrielle ( on a eu un équivalent quatre-vingts ans plus tard  avec l’avion Concorde, autre grande fierté nationale, mais dont la fin tragique a le goût amer d’un destin inaccompli).

 

Mythique parce qu’intemporelle et triomphante, la Tour étonne le promeneur comme au premier jour. C’est de loin qu’elle est la plus majestueuse, à peu près à la distance où Seurat l’a peinte,  lorsqu’elle émerge des autres constructions et accroche  les beaux ciels de Paris, notamment en automne. Sa silhouette élancée au bord de l’eau, accuse la grande  perspective du fleuve, si « romantique » au dire des touristes (le mot est galvaudé mais peu importe). Les berges de la Seine, du pont de Sully au pont d’Iéna, lui doivent sans doute leur classement au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO en 1992.

 

Louis Dizier

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