
Pouvoir et représentation
Naissance de l’absolutisme
Les théories de l’absolutisme émergèrent dès la fin de la Renaissance. Elles étaient fondées sur un constat lucide : les individus sont prêts à toutes les violences pour défendre leurs intérêts et asseoir leur domination (« L’homme est un loup pour l’homme »). Il faut donc que l’Etat réponde à la violence par la violence en instaurant un régime fort, capable de les dissuader de faire usage de leurs pulsions naturelles.
L’un des grands représentants de cette théorie fut le philosophe anglais Thomas Hobbes. Pour lui, le Souverain doit avoir le monopole de la force, seule garantie pour préserver l’ordre social. Sa pensée converge avec l’apparition de monarchies autoritaires un peu partout en Europe (Henri VIII et Elisabeth Ière en Angleterre, Charles Quint et Philippe II en Espagne, Henri IV et Louis XIII en France)
Mais comment le souverain peut-il légitimer un tel pouvoir et faire accepter aux hommes de lui déléguer leurs propres pouvoirs, sans pour autant passer pour un tyran ? En France, plusieurs grands juristes, comme Jean Bodin, firent le lit de l’absolutisme en élaborant la théorie de la monarchie de droit divin : le roi est le représentant de Dieu sur terre, dont il détient principalement le pouvoir de justice. Il est doué de pouvoirs surnaturels, comme par exemple celui de guérir les écrouelles, rappelé solennellement lors de son sacre à Reims. Au cours de cette même cérémonie, on exhibe les regalias, symboles qui incarnent son pouvoir spirituel et sa force temporelle : la Sainte ampoule, l’épée par laquelle le roi doit protéger l’Eglise, la main de justice, le sceptre de Charlemagne, et bien sûr l’anneau qui scelle l’union du roi et de son peuple.
Il n’est donc pas étonnant que l’iconographie royale se soit emparée de ces objets et les ait posés autour de la personne du roi, comme pour organiser un sacre perpétuel et rappeler solennellement aux sujets du royaume quelle est la nature de ses pouvoirs et de qui il les tient. Toutefois, ces images ne participent pas seulement d’une entreprise d’illustration hagiographique. Elles fixent l’image absolue du pouvoir, à tel point qu’elles s’inscriront dans la postérité et seront récupérées par des régimes qui ne sont pas tous des monarchies.
Un tableau mythique
L’Histoire du portrait de Louis XIV est celle d’une captation. Ce tableau d’apparat, de grande dimension (313 sur 205 cm), était destiné au duc d’Anjou, petit fils du roi. Par testament, Charles II lui avait légué en 1700 le trône d’Espagne. Avant de rejoindre ses Etats, celui qui était devenu Philippe V d ‘Espagne tint à emporter avec lui le portrait en pied de son illustre aïeul, et il en fit la commande à l’un des peintres les plus en vogue de la cour, Hyacinthe Rigaud. Toutefois, lorsque le tableau fut terminé, Louis XIV le trouva si fort à son goût qu’il décida de le garder pour lui, ordonnant qu’on en fît une réplique pour son petit fils. Cependant la copie connut le même sort que l’original et resta à Versailles. Le roi commanda qu’on tirât de ce portrait de nombreuses répliques et gravures qui se répandirent un peu partout en Europe.
Comment ce tableau a-t-il pu connaître un tel succès et devenir ainsi l’emblème de la monarchie absolue ? Pour répondre à cette question, examinons l’image. Devant un trône en étoffe bleue à fleurs de lys et sous un dais rouge, qui rappelle les lits de justice, le roi se présente à la fois en habit de cour (chemise à jabot et manchettes en dentelles, hauts de chausse en soie, souliers à talons rouges et boucles ornées de diamants, bas de soie maintenus par des jarretières) et en grand costume royal (grand manteau à fleurs de lys doublé d’hermine). Il arbore orgueilleusement les fameuses regalias qui étaient en vigueur pendant son règne, à savoir :
– le collier de l’ordre du Saint Esprit, distinction créée par Henri II à la suite d’une victoire remportée le jour de la Pentecôte. Le roi est donc inspiré dans ses actes par Dieu
– le sceptre de son grand-père Henri IV, sur lequel il s’appuie fermement et qui symbolise le commandement politique
– l’épée de Charlemagne qui symbolise le commandement militaire (le roi est le chef des armées), mais qui a aussi une signification religieuse, puisque le roi doit protéger l’Eglise comme institution temporelle dans le royaume de France. Il est donc le lieutenant de Dieu.
– à sa droite est posée la couronne fermée qui rappelle le sacre de Charlemagne mais aussi la tiare pontificale et le heaume des chevaliers (ceux-ci constituant l’origine prestigieuse de la noblesse d’épée et du système de représentation nobiliaire).
– enfin derrière la couronne dépasse une main de justice qui symbolise l’autorité judiciaire. On pourrait s’étonner qu’elle soit si peu visible, presque cachée, ainsi d’ailleurs que le bas relief visible sur le socle de la colonne, représentant une figure de la Justice, à demi occultée par la personne du roi. C’est que le roi lui-même est l’incarnation éclatante de la justice divine. S’il confie généralement la justice ordinaire à des magistrats (justice déléguée), le roi peut à tout moment rendre justice lui-même (justice retenue) soit directement, soit indirectement par des tribunaux qui lui sont dévoués, comme cela avait été le cas lors du procès Fouquet. Et pour qu’aucune accusation d’arbitraire ne puisse être formulée, il doit être clair que le roi rend la justice au nom de Dieu
Un autre aspect remarquable du tableau est qu’il fait la synthèse entre les deux époques de Louis XIV : sa jeunesse virevoltante figurée ici par les jambes gracieuses et juvéniles (le roi était grand amateur de ballets) et sa vieillesse bigote qui prend le masque de la maturité d’un homme de soixante-trois ans. Synthèse également entre le corps mondain du roi, qui est l’initiateur d’une cour brillante et raffinée et son corps sacré qui nous rappelle l’immortalité de sa fonction et sa nature essentiellement divine.[1]
De la mythification à la mystification
Le tableau fut exposé à la dévotion des courtisans dans la salle du trône à Versailles. Louis XIV avait compris qu’il n’y a pas de pouvoir sans représentation du pouvoir. De la même façon que le château de Versailles peut se lire comme « le livre de pierre de l’absolutisme », où la notion de puissance se traduit à la fois dans les bâtiments et dans les jardins, le tableau de Rigaud est censé exprimer toute la gloire et la puissance d’un règne qu’on jugeait alors arrivé à son apogée.
Mais la réalité était tout autre. Même si, dans l’image, le roi semble solidement ancré sur trois points d’appui à côté d’une colonne massive, son trône vacille. La véritable apogée du règne date de 1685. Après, c’est une autre histoire : la désastreuse révocation de l’Edit de Nantes le fit passer pour un tyran et poussa à l’exil les Protestants qui formaient l’élite économique ; ses ambitions territoriales dressèrent la majeure partie de l’Europe contre lui durant la longue et difficile guerre de la ligue d’Augsbourg (1688-1697) dont l’issue fut incertaine. Une autre guerre, plus ruineuse encore que la précédente, la guerre de succession d’Espagne, allait bientôt éclater qui laisserait la France exsangue. Ces revers mettraient finalement l’Angleterre au premier rang des puissances, au détriment de la France.
Précisément dans ces périodes de crise et de déclin, le souverain a besoin, plus que jamais, de contrôler son image et de créer le mythe d’un pouvoir fort, stable et éternel. L’image n’est plus le reflet de la réalité, mais elle construit une réalité, comme pour la graver dans le marbre des palais royaux.
Mais le tableau eut un destin qui alla bien au-delà de celui de Louis XIV puisqu’il servit d’archétype du pouvoir fort à d’autres monarchies et même à des régimes républicains.
Un tableau archétypal
Fort étonnamment, en effet, la République française reprit la représentation monarchiste. Par décret de la Convention, les regalias furent bien détruites, notamment la Sainte ampoule, parce qu’elle incarnait la théorie du droit divin et la main de justice parce qu’elle était devenue symbole de l’arbitraire royal et des lettres de cachet. Toutefois, avec l’avènement de la photographie, bon nombre de portraits officiels se firent l’écho du fameux tableau d’Hyacinthe Rigaud. La plupart des présidents de la IIIème République de Mac Mahon à Albert Lebrun se font photographier en pied, de trois quarts, la main droite posée non sur un sceptre, mais sur un guéridon. Même continuité pour les deux présidents de la IVème République et les deux premiers de la Vème. Pompidou reprend scrupuleusement la pose altière de son prédécesseur. Le grand collier de la légion d’honneur remplace les regalias. Cette décoration, créée par Napoléon Ier est devenue le signe distinctif du grand maître de l’ordre : le chef de l’Etat.
La rupture et la modernité viennent de Valéry Giscard d’Estaing qui pose en gros plan devant le drapeau tricolore en esquissant un sourire. La Grand Croix de la légion d’honneur est désormais signalée par une simple rosette. François Mitterrand, quant à lui est le premier à se représenter assis.
Par-delà les représentations officielles, la rupture entre Monarchie et République est loin d’être consommée. Les institutions de la Vème République, en donnant un rôle de tout premier rang au Président, l’ont transformé en « monarque républicain ». Celui-ci possède plus de pouvoirs qu’un roi de droit divin, car il dispose de nombreux leviers de commande, d’une administration rationalisée, des moyens de coercition d’un Etat moderne. Il peut également s’affranchir plus facilement de la coutume. Le chef de l’Etat est aussi le chef des armées. En d’autres termes, la France a tué son roi a mais gardé son monarque. En principe, la justice est indépendante, mais le garde des sceaux tient les magistrats du parquet sous sa coupe. La République est laïque, mais le ministre de l’intérieur est aussi le ministre des cultes.
Et puis, il y a le style. Les ors des palais de la République ont gardé quelque chose de monarchique. De Gaulle, qui se sentait à l’étroit à l’Elysée aurait bien aimé faire du château de Versailles sa résidence. Il maîtrisait parfaitement la parole politique et ses conférences de presse étaient de grands moments de télévision. Il régnait avec brio sur les médias, mais ses apparitions étaient rares : il avait compris que le prestige ne va pas sans mystère, car « l’on ne révère pas ce que l’on connaît trop bien ». Il se tenait en retrait du travail du gouvernement, se contentant de donner les grandes orientations. Son style, résolument monarchique, faisait le bonheur de la rubrique La cour du Canard enchaîné où le caricaturiste Roland Moisan, s’inspirant délibérément du tableau de Rigaud, le croquait en vieux souverain mégalomane.
Mais de Gaulle s’était taillé un habit trop large pour ses successeurs. Giscard veut rajeunir la vie politique, mais les caricaturistes s’acharnent à le représenter en costume Louis XV. Toute l’ambiguïté est là : les candidats, de droite comme de gauche assurent vouloir renouer avec l’Etat modeste, mais dès qu’ils arrivent au pouvoir, ils succombent aux pompes républicaines sans accéder au sublime de la représentation. Tantôt en retrait (Chirac), tantôt omni-présidents (Sarkozy et Hollande), ils peinent à rénover l’Etat et la vie politique, et à la débarrasser de toute représentation, à l’instar de ce qui se fait dans les démocraties du nord de l’Europe. Macron à son tour est qualifié de « président hautain ».
Finalement le tableau de Hyacinthe Rigaud reste dans l’imaginaire français la statue indéboulonnable du Commandeur.
Louis Dizier
[1] Voir à ce sujet l’ouvrage de Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, Gallimard, 1989.