Le scandale du réalisme: Les Baigneuses de Courbet ( 1853)

Courbet, Les baigneuses, 1853

Un moment de bonheur

Loin des pilosités obscènes de L’Origine du monde, des soupçons de pique-nique fornicateur des Demoiselles du bord de Seine, des fantasmes  inavouables sur les  fillettes enfilant leurs bas blancs ; loin des paysans au faciès de quarante-huitards semblant enterrer à Ornans la république sociale  après la fermeture des Ateliers nationaux, loin enfin des femmes damnées goûtant aux amours saphiques,  Les Baigneuses  de Courbet semble une image bien innocente : une femme, sans doute de condition modeste, sort de l’eau claire d’une source ; sa servante, voulant  se tremper  à son tour, a commencé à retirer ses bas mais elle est interrompue par le retour de sa maitresse et se précipite pour lui tendre ses vêtements. Par un geste impérieux, celle-ci semble lui dire qu’elle se débrouillera bien toute seule et qu’elle peut aller se baigner. Le charme du tableau tient dans les gestes insolites ; non pas les poses extatiques des nymphes sortant de l’eau mais des instantanés de la vie de tous les jours (la photo, qui fait son apparition, suscite un vif intérêt chez les artiste réalistes). Du plaisir simple, de bon aloi, entre femmes du peuple, si proches l’une de l’autre, même si l’une est la bonne et l’autre la maîtresse. Des arbres au feuillage épais protègent leur tranquillité. Le sourire de la servante illumine le tableau au milieu de cette nature, riante elle aussi. Moment de douceur volé à un quotidien besogneux. Par cette atmosphère d’abandon, le tableau préfigure ce que sera vingt ans plus tard la peinture impressionniste : la représentation d’un pur instant de bonheur partagé au sein d’une nature foisonnante. Les couleurs sont encore sombres, mais il y a de la lumière et la végétation est profonde et poétique.

Mais alors pourquoi le coup de cravache de Napoléon III ce 14 mai 1853, veille de l’inauguration du Salon ? Allez-y rien comprendre.

 La révolution réaliste

Revenons sur les faits. Lorsqu’à vingt ans Courbet, issu d’un milieu de propriétaires terriens aisés, quitte sa Franche-Comté natale avec la ferme intention de se faire un nom, il arrive dans la capitale à une époque où l’art est séparé de la réalité. Les tenants du néoclassicisme, avec Ingres pour chef de file, reproduisent inlassablement les sujets mythologiques et historiques. Quant aux Romantiques, dominés par Delacroix, ils cherchent maintenant leur inspiration du côté de l’Orient, pratiquant ce que les Anglais appellent escapisme, sorte de refus de se confronter à la société, après les désillusions des révolutions manquées. Refusant les canons du beau académique et la fuite vers les mirages de l’Orient, Courbet prend le parti de la réalité, moins par école que par tempérament, considérant le monde extérieur comme la matière même de l’art, et défendant le caractère objectif de la représentation. Il le prouvera par ses travaux de jeunesse. En effet, après trois autoportraits qui cultivent la veine romantique de l’homme blessé et désillusionné, il liquide le désespoir et s’intéresse dorénavant au monde qui l’entoure : en 1849 il peint coup sur coup L’ Après-dîner à Ornans, Un Enterrement à Ornans, Les Casseurs de pierres. Comme Victor Hugo à la même époque pour la littérature, il fait entrer le peuple dans la peinture. Ce peuple qui fait si peur depuis les journées sanglantes de Juin 48. Le peindre, c’est déjà se compromettre. Courbet est le témoin et peut-être même l’acteur d’un clivage qui n’arrêtera désormais plus de structurer la société française et qui oppose la gauche de la gauche aux républicains prêts à s’agenouiller devant l’homme providentiel (ce sera chose faite le 2 décembre 1851), les uns ayant une foi robuste dans le matérialisme, qui est l’affirmation de la réalité, les autres se réfugiant dans l’idéalisation qui est la négation de la réalité.

Même s’il est exagéré et injuste de prétendre que l’œuvre de Courbet est une profession de foi socialiste, c’est ainsi qu’on la reçut unanimement, et on le lui fit payer cher. Peu de peintres eurent à affronter tant de haine et d’incompréhension pour avoir représenté le prosaïsme de la vie quotidienne. Rarement enjeux esthétiques et politiques furent aussi liés. Mais le gaillard était solide : sûr de son bon droit, il avait jeté un pavé dans la mare, et la violence des réactions que ses tableaux suscitèrent est à la mesure de la révolution qu’il apportait dans la peinture et dans les esprits.

 Un succès de scandale

A une époque où les galeries n’existent pas, le seul moyen de se faire connaître est d’exposer ses œuvres aux Salon qui se tiennent chaque année. Encore faut-il que le tableau soit accepté, et la partie n’est pas gagnée.                  L’ empereur, ce rêveur équivoque, n’aime en peinture que les femmes descendues de l’Olympe, que lui servent sur un plateau d’argent les peintres courtisans. Nues et libidineuses à souhait pour mettre en émoi les bourgeois, mais bien propres pour ne pas les effrayer. Finalement le tableau et accepté, mais Courbet sait bien que sa baigneuse n’a rien à voir avec les nus académiques d’Ingres. Quelques jours avant l’exposition, pour estomper l’effet désastreux que pourrait avoir une nudité crue, il avait ajouté en toute hâte un linge sur le beau séant de la baigneuse.

Peine perdue : le jour de la présentation au couple impérial, l’impératrice, qui vient d’admirer un tableau de Rosa Bonheur représentant un marché aux chevaux percherons, se trouve subitement face au tableau de Courbet et s’écrie « Et maintenant voici la percheronne !», tandis que son époux cingle d’un coup de cravache la lourde chute de rein. Le tableau fait scandale : ce corps musculeux façonné par un vie de labeur ne passe pas, et les courtisans, Prosper Mérimée en tête,  prêtent main forte à l’empereur en organisant la curée: «  Figurez-vous une sorte  de Vénus Hottentote sortant de l’eau  et tournant vers le spectateur une croupe monstrueuse et capitonnée de fossettes au fond desquelles ne manque que le  macaron de passementerie » ; ou encore : «  Je ne saurais m’expliquer comment un homme se serait complu à copier au naturel un vilaine femme avec sa bonne, qui prennent dans une mare un bain qui leur semble être fort nécessaire » ( cité par Louis Aragon).

Les enjeux du réalisme

Copier au naturel, voilà bien l’infamie dont Courbet s’est rendu coupable. Mais les reproches qui lui sont faits d’avoir dérogé aux règles du beau académique ne sont que de mise. Son véritable crime, c’est d’avoir montré le peuple dans toute sa franchise. C’est d’avoir encanaillé l’art.

Pourtant Courbet a peint toutes sortes de scènes qui n’ont rien à voir avec le peuple, à moins bien-entendu de soupçonner que La remise des Chevreuils soit une réunion de conspirateurs républicains dans la forêt ou que l’Hallali du cerf soit l’allégorie à peine voilée de Napoléon III martyrisant le peuple avec son fouet ! Beaucoup étaient prêts à faire l’amalgame. La vérité est que Courbet était un peintre animalier hors pair, et sa fibre naturaliste le portait à ouvrir ses yeux sur le monde. Il a peint aussi de merveilleux paysages francs-comtois. Que de haine ne s’est-il pas alors attirés de son faux ami Baudelaire qui répétait à l’envi « la nature est laide ». Au nom de la condamnation de la nature, le chef de file du dandysme n’eut pas de mots assez durs contre l’auteur des Baigneuses, préférant se prosterner devant La Fontaine de Jouvence de William Hausselier que tout le monde a oublié. La nature est laide ?   Allez dire à Manet, à Monet, à Sisley, à Renoir que la nature est laide ! Tous ont en commun de s’être engouffrés dans la brèche ouverte par Courbet, leur vision procédant directement de lui, qui avait affirmé haut et fort la contemporanéité de l’art, le primat de la matière sur la forme et… l’existence du monde extérieur !

Le procès du réalisme est un procès sans fin. Manet le vivra dix ans plus tard avec l’insolente Olympia, la Vénus des bordels parisiens qui, servit à la jeune école de manifeste et de contre modèle critique aux Vénus des Cabanel et autres peintres académiques, pour qui l’art se devait d’être beau et agréable envers et contre tout. Il subit le même procès en vulgarité. Derrière la haine du réalisme s’exprimait, encore et toujours la haine du peuple et, de fil en aiguille, du socialisme naissant.

Un siècle après Les Baigneuses, il se trouvait encore des esprits chagrins pour penser que montrer le peuple, c’est attenter à l’ordre public. En 1951, le préfet de police Baylot faisait décrocher les toiles de sept peintres au Salon d’automne consacré au nouveau réalisme. Mais les mœurs ont changé : de nos jours la police ne s’avise pas d’aller décrocher les tableaux dérangeants, pas même L’Origine du monde. Il est toutefois dommage que ce trou noir détourne le regard des foules des autres œuvres de l’artiste, comme on a pu le constater dans la dernière grande exposition consacrée à Courbet. Fort heureusement, la toile est désormais à Ornans. Ce retour aux origines nous délivrera peut-être d’un malentendu sur les enjeux véritables du réalisme chez Courbet.

Louis Dizier

Pouvoir et représentation: portrait de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud

Louis XIV par Hyacinthe Rigaud

 Pouvoir et représentation

 

Naissance de l’absolutisme

 

Les théories de l’absolutisme émergèrent dès la fin de la Renaissance. Elles étaient fondées sur un constat lucide : les individus sont prêts à toutes les violences pour défendre leurs intérêts et asseoir leur domination (« L’homme est un loup pour l’homme »). Il faut donc que l’Etat réponde à la violence par la violence en instaurant un régime fort, capable de les dissuader de faire usage de leurs pulsions naturelles.

 

L’un des grands représentants de cette théorie fut le philosophe anglais Thomas Hobbes. Pour lui, le Souverain doit avoir le monopole de la force, seule garantie pour préserver l’ordre social. Sa pensée converge avec l’apparition de monarchies autoritaires un peu partout en Europe (Henri VIII et Elisabeth Ière  en Angleterre, Charles Quint et Philippe II en Espagne, Henri IV et Louis XIII en France)

 

Mais comment le souverain peut-il légitimer un tel pouvoir et faire accepter aux hommes de lui déléguer leurs propres pouvoirs, sans pour autant passer pour un tyran ?  En France, plusieurs grands juristes, comme Jean Bodin, firent le lit de l’absolutisme en élaborant la théorie de la monarchie de droit divin : le roi est le représentant de Dieu sur terre, dont il détient principalement le pouvoir de justice. Il est doué de pouvoirs surnaturels, comme par exemple celui de guérir les écrouelles, rappelé solennellement lors de son sacre à Reims. Au cours de cette même cérémonie, on exhibe les regalias,  symboles qui incarnent son pouvoir spirituel et sa force temporelle : la Sainte ampoule, l’épée par laquelle le roi doit protéger l’Eglise, la main de justice, le sceptre de Charlemagne, et bien sûr l’anneau qui scelle l’union du roi et de son peuple.

 

Il n’est donc pas étonnant que l’iconographie royale se soit emparée de ces objets et les ait posés autour de la personne du roi, comme pour organiser un sacre perpétuel et rappeler solennellement aux sujets du royaume quelle est la nature de ses pouvoirs et de qui il les tient. Toutefois, ces images ne participent pas seulement d’une entreprise d’illustration hagiographique. Elles fixent l’image absolue du pouvoir, à tel point qu’elles s’inscriront dans la postérité et seront récupérées par des régimes qui ne sont pas tous des monarchies.

 

Un tableau mythique

 

L’Histoire du portrait de Louis XIV est celle d’une captation. Ce tableau d’apparat, de grande dimension (313 sur 205 cm), était destiné au duc d’Anjou, petit fils du roi. Par testament, Charles II lui avait légué en 1700 le trône d’Espagne. Avant de rejoindre ses Etats, celui qui était devenu Philippe V d ‘Espagne tint à emporter avec lui le portrait en pied de son illustre aïeul, et il en fit la commande à l’un des peintres les plus en vogue de la cour, Hyacinthe Rigaud. Toutefois, lorsque le tableau fut terminé, Louis XIV le trouva si fort à son goût qu’il décida de le garder pour lui, ordonnant qu’on en fît une réplique pour son petit fils. Cependant la copie connut le même sort que l’original et resta à Versailles. Le roi commanda qu’on tirât de ce portrait de nombreuses répliques et gravures qui se répandirent un peu partout en Europe.

 

Comment ce tableau a-t-il pu connaître un tel succès et devenir ainsi l’emblème de la monarchie absolue ? Pour répondre à cette question, examinons l’image. Devant un trône en étoffe bleue à fleurs de lys et sous un dais rouge, qui rappelle les lits de justice, le roi se présente à la fois en habit de cour (chemise à jabot et manchettes en dentelles, hauts de chausse en soie, souliers à talons rouges et boucles ornées de diamants, bas de soie maintenus par des jarretières) et en grand costume royal (grand manteau à fleurs de lys doublé d’hermine). Il arbore orgueilleusement les fameuses regalias qui étaient en vigueur pendant son règne, à savoir :

 

– le collier de l’ordre du Saint Esprit, distinction créée par Henri II à la suite d’une victoire remportée le jour de la Pentecôte. Le roi est donc inspiré dans ses actes par  Dieu

– le sceptre de son grand-père Henri IV, sur lequel il s’appuie fermement et qui symbolise le commandement politique

– l’épée de Charlemagne qui symbolise le commandement militaire (le roi est le chef des armées), mais qui a aussi une signification religieuse, puisque le roi doit protéger l’Eglise comme institution temporelle dans le royaume de France. Il est donc le lieutenant de Dieu.

– à sa droite est posée la couronne fermée qui rappelle le sacre de Charlemagne mais aussi la tiare pontificale et le heaume des chevaliers (ceux-ci constituant l’origine prestigieuse de la noblesse d’épée et du système de représentation nobiliaire).

– enfin derrière la couronne dépasse une main de justice qui symbolise l’autorité judiciaire. On pourrait s’étonner qu’elle soit si peu visible, presque cachée, ainsi d’ailleurs que le bas relief visible sur le socle de la colonne, représentant une figure de la Justice, à demi occultée par la personne du roi. C’est que le roi lui-même est l’incarnation éclatante de la justice divine. S’il confie généralement la justice ordinaire à des magistrats (justice déléguée), le roi peut à tout moment rendre justice lui-même (justice retenue) soit directement, soit indirectement par des tribunaux qui lui sont dévoués, comme cela avait été le cas lors du procès Fouquet. Et pour qu’aucune accusation d’arbitraire ne puisse être formulée, il doit être clair que le roi rend la justice au nom de Dieu

 

Un autre aspect remarquable du tableau est qu’il fait la synthèse entre les deux époques de Louis XIV : sa jeunesse virevoltante figurée ici par les jambes gracieuses et juvéniles (le roi était grand amateur de ballets) et sa vieillesse bigote qui prend le masque de la maturité d’un homme de soixante-trois ans. Synthèse également entre le corps mondain du roi, qui est l’initiateur d’une cour brillante et raffinée et son corps sacré qui nous rappelle l’immortalité de sa fonction et sa nature essentiellement divine.[1]

 

De la mythification à la mystification

 

Le tableau fut exposé à la dévotion des courtisans dans la salle du trône à Versailles. Louis XIV avait compris qu’il n’y a pas de pouvoir sans représentation du pouvoir. De la même façon que le château de Versailles peut se lire comme « le livre de pierre de l’absolutisme », où la notion de puissance se traduit à la fois dans les bâtiments et dans les jardins, le tableau de Rigaud est censé exprimer toute la gloire et la puissance d’un règne qu’on jugeait alors arrivé à son apogée.

 

Mais la réalité était tout autre. Même si, dans l’image, le roi semble solidement ancré sur trois points d’appui à côté d’une colonne massive, son trône vacille. La véritable apogée du règne date de 1685. Après, c’est une autre histoire : la désastreuse révocation de l’Edit de Nantes le fit passer pour un tyran et poussa à l’exil les Protestants qui formaient l’élite économique ; ses ambitions territoriales dressèrent la majeure partie de l’Europe contre lui durant la longue et difficile guerre de la ligue d’Augsbourg (1688-1697) dont l’issue fut incertaine. Une autre guerre, plus ruineuse encore que la précédente, la guerre de succession d’Espagne, allait bientôt éclater qui laisserait la France exsangue. Ces revers mettraient finalement l’Angleterre au premier rang des puissances,  au détriment de la France.

 

Précisément dans ces périodes de crise et de déclin, le souverain a besoin, plus que jamais, de contrôler son image et de créer le mythe d’un pouvoir fort, stable et éternel. L’image n’est plus le reflet de la réalité, mais elle construit une réalité, comme pour la graver dans le marbre des palais royaux.

 

Mais le tableau eut un destin qui alla bien au-delà de celui de Louis XIV puisqu’il servit d’archétype du pouvoir fort à d’autres monarchies et même à des régimes républicains.

 

Un tableau archétypal

 

Fort étonnamment, en effet, la République française reprit la représentation monarchiste. Par décret de la Convention, les regalias furent bien détruites, notamment la Sainte ampoule, parce qu’elle incarnait la théorie du droit divin et la main de justice parce qu’elle était devenue symbole de l’arbitraire royal et des lettres de cachet. Toutefois, avec l’avènement de la photographie, bon nombre de portraits officiels se firent l’écho du fameux tableau d’Hyacinthe Rigaud. La plupart des présidents de la IIIème République de Mac Mahon à Albert Lebrun se font photographier en pied, de trois quarts, la main droite posée non sur un sceptre, mais sur un guéridon. Même continuité pour les deux  présidents de la IVème  République et les deux premiers de la Vème. Pompidou reprend scrupuleusement la pose altière de son prédécesseur. Le grand collier de la légion d’honneur remplace les regalias. Cette décoration, créée par Napoléon Ier est devenue le signe distinctif du grand maître de l’ordre : le chef de l’Etat.

 

La rupture et la modernité viennent de Valéry Giscard d’Estaing qui pose en gros plan devant le drapeau tricolore en esquissant un sourire. La Grand Croix de la légion d’honneur est désormais signalée par une simple rosette. François Mitterrand, quant à lui est le premier à se représenter assis.

 

Par-delà les représentations officielles, la rupture entre Monarchie et République est loin d’être consommée. Les institutions de la Vème République, en donnant un rôle de tout premier rang au Président, l’ont transformé en « monarque républicain ». Celui-ci possède plus de pouvoirs qu’un roi de droit divin, car il dispose de nombreux leviers de commande, d’une administration rationalisée, des moyens de coercition d’un Etat moderne. Il peut également s’affranchir  plus facilement de la coutume. Le chef de l’Etat est aussi le chef des armées. En d’autres termes, la France a tué son roi a mais gardé son monarque. En principe, la justice est indépendante, mais le garde des sceaux tient les magistrats du parquet sous sa coupe. La République est laïque, mais le ministre de l’intérieur est aussi le ministre des cultes.

 

Et puis, il y a le style. Les ors des palais de la République ont gardé quelque chose de monarchique. De Gaulle, qui se sentait à l’étroit à l’Elysée aurait bien aimé faire du château de Versailles sa résidence. Il maîtrisait parfaitement la parole politique et ses conférences de presse étaient de grands moments de télévision. Il régnait avec brio sur les médias, mais ses apparitions étaient rares : il avait compris que le prestige ne va pas sans mystère, car  « l’on ne révère pas ce que l’on connaît trop bien ». Il se tenait en retrait du travail du gouvernement, se contentant de donner les grandes orientations. Son style, résolument monarchique, faisait le bonheur de la rubrique La cour du Canard enchaîné où le caricaturiste Roland Moisan, s’inspirant délibérément du tableau de Rigaud, le croquait en vieux souverain mégalomane.

 

Mais de Gaulle s’était taillé un habit trop large pour ses successeurs. Giscard veut rajeunir la vie politique, mais les caricaturistes s’acharnent à le représenter en costume Louis XV. Toute l’ambiguïté est là : les candidats, de droite comme de gauche assurent vouloir renouer avec l’Etat modeste, mais dès qu’ils arrivent au pouvoir, ils succombent aux pompes républicaines sans accéder au sublime de la représentation. Tantôt en retrait (Chirac), tantôt omni-présidents (Sarkozy et Hollande), ils peinent à rénover l’Etat et la vie politique, et à la débarrasser de toute représentation, à l’instar de ce qui se fait dans les démocraties du nord de l’Europe. Macron à son tour est qualifié de « président hautain ».

Finalement le tableau de Hyacinthe Rigaud reste dans l’imaginaire français la statue indéboulonnable du Commandeur.

Louis Dizier

[1] Voir à ce sujet l’ouvrage de Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, Gallimard, 1989. 

Un ovni dans le ciel parisien: La tour Eiffel par Georges Seurat (1889)

 Un OVNI dans le ciel parisien

La Tour Eiffel de Georges Seurat (1889)

 

 

La guerre des deux France : Tour Eiffel versus Sacré cœur

 

On connaît la sourde rivalité qui opposa au 19ème  siècle la Tour Eiffel et le Sacré Cœur. Ces deux monuments se toisent fièrement l’un en face de l’autre dans le ciel de Paris. Le  premier fut construit pour la célébration du centenaire de la Révolution française, le second au contraire pour expier les révolutions. Rad‘ socs  anticléricaux contre royalistes et catholiques fervents se livrèrent d’abord la bataille des quolibets : on moquait la tour présentée comme la réplique athée des flèches de cathédrales. Dans l’autre bord, on s’indignait du « lourd pastiche romano-byzantin » qui écrasait de sa masse énorme la colline Montmartre, comme pour  tuer dans l’œuf la Commune de Paris à l’endroit même où elle avait commencé vingt ans plus tôt, quand le peuple avait refusé de livrer ses canons à Monsieur Thiers. Concours de zèle ensuite : des millions de petits donateurs se mobilisèrent pour financer la basilique, tandis que pendant plus d’un an les forges du Creusot crachèrent le feu nuit et jour pour fabriquer les poutres de fer. Concours de hauteur, enfin ; qui allait dominer l’autre ? Les ingénieurs de Gustave Eiffel, en érigeant un monument de 300 mètres devant la colline de Chaillot crurent avoir terrassé l’adversaire. Mais celui-ci n’avait pas dit son dernier mot : le 14 juillet 1892, pour faire la nique aux républicains s’identifiant à la tour, le comité de la basilique fit installer au sommet des échafaudages une immense croix lumineuse  qui, en tenant compte de l’élévation de la colline Montmartre, «  enfonçait » la Tour Eiffel.

Vingt ans après sa construction, la Tour Eiffel ne devait sa survie qu’à une voix de majorité au conseil municipal de Paris, au grand dam des mouvements cléricaux qui voulaient le démontage de cette nouvelle Babel. Elle fut définitivement sauvée par le télégraphe sans fil (pendant la Première guerre), puis par  la TSF et la télévision, On prit  alors pleinement conscience  de l’utilité que pouvait avoir l’édifice.

Mais la tour remporta surtout un succès de scandale ; son érection au cœur même de la capitale avait un caractère tout à la fois transgressif et fascinant, comme est forcé de l’avouer Léon Bloy, pourtant l’un de ses plus farouches adversaires : « en faisant  l’ascension de ce tabernacle du vertige…ma stupeur a dépassé mon attente…j’ignorais jusqu’alors que l’expansion totale de la force brute asservie et disciplinée par la mathématique la plus impeccable, pût atteindre l’âme au même endroit et avec la même énergie que l’Art lui-même ». Tout est dit : l’extase  peut surgir aussi bien du fer ajouré d’un téméraire  objet industriel que d’une lourde basilique de pierre. Les équations permettent elles aussi l’essor de la spiritualité.

 

Si l’édification du Sacré Cœur représentait également une prouesse technologique, elle ne fut pas ressentie comme telle, et l’on opposa définitivement le modernisme affiché de la Tour au supposé passéisme de la basilique. L’enthousiasme de la science l’emporta sur l’enthousiasme de la foi

 

Un indice probant, on le verra est que les peintres s’emparèrent de la tour avant même qu’elle ne fut achevée, alors que le sacré cœur fut assez peu représenté par les grands artistes.

 

Comment un monument devient un mythe

 

D’abord décriée, la tour Eiffel est devenue un symbole : on ne peut imaginer Paris sans elle. L’imagination populaire l’assimile à une personne (« Bergère, ô tour Eiffel… »),  à une vieille dame dans le vent. Dans le cœur des Parisiens et des touristes, elle a supplanté les plus nobles monuments (Notre Dame, la Sainte Chapelle) ; et même si depuis 1930 elle a été surpassée en hauteur par les buildings américains,  elle reste sentimentalement la première et la seule.

Il y a donc un mythe de la tour Eiffel qui a été analysé par Roland Barthes dans son essai La Tour Eiffel (Seuil, 1964).

Ce mythe c’est d’abord celui de la volonté et de la liberté : « La mythologie est un accord au monde non tel qu’il est mais tel qu’il veut se faire (Mythologies) » … « A travers la tour, les hommes exercent cette grande fonction de l’imaginaire, qui est leur liberté ».

Ce qui fait la magie de la tour c’est qu’elle est en phase avec son époque : la foi dans le progrès du 19ème siècle, l’aventure industrielle. Elle est son époque, elle est le symbole de la modernité industrielle. Et la première des modernités,  c’est la communication verticale : parmi les ponts de Paris, la tour est un pont qui va vers le ciel. Avant même l’invention de l’avion elle apporte une victoire sur la pesanteur, en permettant notamment une nouvelle dimension de la vision.  Le monde vu à vol d’oiseau  « permet de dépasser la sensation et de voir les choses dans leur structure ». Roland Barthes continue son analyse en pointant la totale inutilité de cette construction, véritable paradoxe  de la rationalité mathématique : « Eiffel voyait sa tour sous la forme d’un objet utile mais les hommes la lui renvoient sous la forme d’un grand rêve baroque qui touche évidemment aux bords de l’irrationnel ».

Elle est belle parce qu’elle est issue de la nécessité mathématique. Elle n’est qu’une longue ligne pure « dont la seule fonction mythique est de joindre la base et le sommet. »

Enfin, La tour est omniprésente dans Paris «  il n’y a pas de regard parisien qu’elle ne touche à un moment de la journée ».  Elle en vient alors à  incarner Paris par métonymie.

 

La Tour et les révolutions picturales

 

Aussitôt les artistes s’emparèrent de « la belle inutile ».

Un trait remarquable de la Tour est qu’elle apparaît au moment où les grandes révolutions picturales se préparent : le pointillisme de Seurat est un préambule aux révolutions fauvistes  et cubistes.  Des artistes comme Chagall et Delaunay  célébreront à leur manière la nouvelle venue. Nous avons donc, réunies en un seul objet, l’irruption de deux modernités : la modernité industrielle et la modernité picturale.

Georges Seurat fut le premier à peindre la tour Eiffel, avant même qu’elle ne fût achevée. A travers sa technique si particulière, elle apparaissait comme un ovni dans le ciel parisien, trouble et fantomatique, mais en même temps resplendissante : déjà une vision poétique.

On sait que le génie de Seurat est d’avoir posé une trame indépendante, composée de milliers de points de couleur minuscules entre la scène représentée et le spectateur. Ses figures sont moins dessinées que produite par l’accumulation de petites taches  Mais dès qu’on s’éloigne de la toile, cette trame disparaît. Le petit point se fond alors dans le regard pour composer un ensemble identifiable. Cependant, même si les touches de couleur se confondent dans une masse chromatique indistincte, elles créent une vibration intérieure, estompe les contours et donne à l’ensemble une allure veloutée, vaporeuse, presque irréelle.

A noter que le travail patient de Seurat, imite celui des constructeurs , car l’image est un montage d’éléments séparés, qui finissent pas fusionner dans un ensemble organisé .

Certains artistes refusent cependant le principe de la fusion des parties dans le tout. C’est le cas des fauvistes et des cubistes qui revendiquent tous deux la dislocation de l’objet représenté, les premiers par l’autonomisation de la couleur les seconds par  le morcèlement de la forme en figures géométriques.

 

Construction et déconstruction cubiste

 

On peut dire qu’Eiffel lui-même ouvrit le chemin à la révolution cubiste en proposant au regard des artistes un objet déjà « cubiste », géométrisé non seulement dans le tout mais aussi dans ses parties : trapèzes, triangles, losanges arcs de cercle dans une sorte de mécano géant. Si les premiers tableaux de la série de trente que Delaunay tira de la Tour Eiffel entre 1909 et 1924 sont  résolument cubistes, ce n’est pas parce qu’ils géométrisent l’objet (c’est déjà fait) mais parce qu’ils donnent à voir simultanément les quatre faces successives en un même plan qu’on pourrait appeler alors une totalité analytique. Mais ce n’est pas tout : Delaunay représente simultanément le double regard que la Tour suscite,  car elle est faite pour être vue d’en bas mais également pour voir Paris d’en haut. Certains de ses tableaux  épousent simultanément les deux points de vue ascendant et descendant (ce que Roland Barthes formule en ces termes : « la Tour est un objet qui voit, un regard qui est vu »). Ajoutons à cela que les tableaux des années 1910 relèvent d’un cubisme résolument destructif qui, non sans humour,  transforme la Tour Eiffel en danseuse dégingandée entraînant dans ses tourbillons frénétiques les maisons et les arbres environnants ; hommage paradoxal rendu au constructeur de génie par la déconstruction cubiste.

 

émancipation de la couleur

 

Le fauvisme procède d’un mouvement à peu près identique d’autonomisation, mais cette fois des couleurs. Le génie de Dufy, de Chagall, mais aussi de Delaunay (par bien des aspects, fauviste également), c’est d’avoir remplacé les petits points de Seurat par des touches très grosses, qui n’arrivent plus à se faire oublier et à se fondre les unes dans les autres. Mais déjà dans le tableau de 1889 de Seurat, les points sont beaucoup plus gros que dans le fameux Dimanche après-midi à l’île de la grande Jatte, peint cinq ans plus tôt. Nous avons l’impression que la Tour Eiffel scintille et resplendit sous une pluie de confettis tombés du ciel. Seurat amorce là une révolution chromatique dans laquelle bien des artistes vont s’engouffrer : les taches de couleurs seront de plus en plus grandes ; au lieu de fusionner dans notre regard, elles affirment leur existence irréductible, devenant des objets en soi et n’étant plus soumis à aucune norme représentative. C’est ainsi que dans son tableau de 1934, la représentation que Chagall fait de la Tour Eiffel confine à un tachisme abstrait, exactement de la même manière que les représentations cubistes que Delaunay fait du monument dans les années vingt prennent le chemin de l’abstraction géométrique.

 

Le logo de Paris

 

A noter enfin la contribution intéressante d’Henri Rivière. Au début du 20ème siècle,  ses 36 lithographies de la Tour Eiffel, dans un style très japonais sont un hommage aux 36 vues du mont Fuji par Hokusai. L’analogie est saisissante, car le monument s’incruste dans le paysage parisien sous tous les angles et en  toutes saisons ;  et son étrangeté même finit par devenir familière. Elle se fond dans le paysage. De la même manière que par ce procédé le mont Fuji devient le symbole du Japon, la Tour Eiffel devient le symbole même de la capitale. Parfois, dans certains tableaux, elle apparait de loin presque minuscule, comme une simple ponctuation ou comme la signature de Paris.

 

L’élan français

 

Révolutions politique, scientifique, picturale, La tour Eiffel symbolise incontestablement l’élan français à la fin du 19ème siècle.  Elle est le témoin d’une époque nostalgique : celle des grandes expositions universelles où la France était pour de longs mois le centre du monde ; celle de la Belle époque et de ses extravagances ; celle des défis industriels en un temps où le progrès était encore un enchantement et une aventure enthousiasmante ; celle où la République triomphante s’installait enfin  dans le cœur des Français, après un siècle de révolutions ; celle d’une France qui donne le meilleur d’elle-même à travers son style et son esthétique industrielle ( on a eu un équivalent quatre-vingts ans plus tard  avec l’avion Concorde, autre grande fierté nationale, mais dont la fin tragique a le goût amer d’un destin inaccompli).

 

Mythique parce qu’intemporelle et triomphante, la Tour étonne le promeneur comme au premier jour. C’est de loin qu’elle est la plus majestueuse, à peu près à la distance où Seurat l’a peinte,  lorsqu’elle émerge des autres constructions et accroche  les beaux ciels de Paris, notamment en automne. Sa silhouette élancée au bord de l’eau, accuse la grande  perspective du fleuve, si « romantique » au dire des touristes (le mot est galvaudé mais peu importe). Les berges de la Seine, du pont de Sully au pont d’Iéna, lui doivent sans doute leur classement au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO en 1992.

 

Louis Dizier