L’imagination dans La Prisonnière de Marcel Proust : jalousie, fantasme, création artistique

Montreuil : ces lettres de Marcel Proust tombées dans l'oubli

De Marcel Proust (1871-1922), on aurait sans doute gardé l’image d’un agité de la Belle Époque s’il avait mené toute son existence dans les eaux douces du Faubourg Saint-Germain dont il fréquentait assidûment les salons et les lieux de villégiature huppés sur la côte normande. Mais la maladie le force à se retirer du monde ; dans sa chambre tapissée de liège, il comprend que par-delà l’écoulement stérile de la vie mondaine, par-delà les illusions de l’amour, de la contemplation esthétique, se cache la vraie vie qu’il lui faut reconquérir par le souvenir, l’imagination, l’écriture. Mais ce qui permettra à cette recherche d’aboutir à la résurrection des mondes perdus, c’est la mémoire involontaire qui réunit passé et présent dans une même sensation retrouvée : la madeleine, bien-sûr, mais tant d’autres encore qu’il traque inlassablement jusqu’à construire une « cathédrale » jetée au-dessus de l’abîme du temps.

A la recherche du temps perdu comporte sept volumes parus à partir de 1913. Quatre furent publiés du vivant de l’auteur. Les trois autres, dont La Prisonnière, sont posthumes.

On pourrait lire La Prisonnière comme un traité de l’amour selon Proust, sorte de condensé de toutes les expériences décrites dans ce domaine par La Recherche: l’amour est une passion maladive qui n’est surmontée qu’avec le temps, la raison n’étant d’aucun secours. Il se caractérise par un désir illimité de connaissance et de possession, alors même que l’être aimé constamment se dérobe. Il manifeste son existence de manière violente par la souffrance de la jalousie, les torrents de l’imagination. « Quand une fois l’imagination est en train, malheur à l’esprit qu’elle gouverne ! » disait déjà Marivaux dans La Vie de Marianne. Mais l’amour est aussi une médiation dont on ne peut faire l’économie si l’on veut accéder à une vision plus profonde, notamment celle de l’oeuvre d’art, car il est recherche passionnée de vérité.

En matière de jalousie et d’expérience esthétique, Swann, le héros du premier volume, avait été pour le narrateur un initiateur. Malgré la différence de narration ( récit à la troisième personne pour l’un, à la première personne pour l’autre), la jalousie est décrite avec la même minutieuse analyse. Toutefois, le face à face des deux amants prend une tournure plus dramatique, plus théâtrale dans La Prisonnière, et cela est dû en partie au resserrement de l’espace et du temps.

Il serait périlleux de résumer une oeuvre qui se détourne délibérément de ce qu’on appelle une « histoire », « une intrigue » pour s’intéresser presque exclusivement à la vie intérieure des personnages et, en tout premier lieu, à celle du narrateur, celui qui dit « je ». Pour autant, le récit n’en est pas totalement absent. Contentons-nous d’en relever quelques étapes en suivant le fil des journées qui condensent plusieurs expériences successives.

Le narrateur a fait venir dans son appartement parisien Albertine, l’une des jeunes filles en fleurs rencontrées dans la station normande de Balbec. Lui supposant des liaisons gomorrhéennes, il la séquestre jalousement, partageant peu de son temps avec elle et ne la laissant sortir que sous la surveillance d’Aimé, le chauffeur ou d’Andrée, une amie commune. Autour du narrateur, dans l’univers parisien, gravitent l’élégante duchesse de Guermantes, le très équivoque baron de Charlus, les Verdurin qui organisent régulièrement des soirées artistiques où le violoncelliste Morel, protégé de Charlus, joue la musique de Vinteuil.

Pendant la première journée, nous assistons au réveil du narrateur qui écoute avec intérêt les cris des marchands de la rue. Des créatures désirables, aperçues de sa fenêtre, lui font regretter sa claustration avec Albertine, qu’il n’aime plus d’ailleurs, dit-il. Mais sa jalousie, maladie intermittente, survit à son amour. Cette jalousie entraîne de la part d’Albertine méfiance, silences et tromperies. Le narrateur, désemparé, mène en imagination d’impuissantes enquêtes car son obsession est de savoir la vérité sur le passé trouble de sa maîtresse, sur la nature exacte de ses relations avec le groupe des jeunes filles en fleurs et avec la fille du musicien Vinteuil. La soirée ramènera toutefois la douceur et l’apaisement : l’image d’Albertine faisant de la musique, ou dormant, ou offrant son corps, crée l’illusion d’une bienheureuse proximité.

La deuxième journée fait renaître les soupçons: Albertine révèle son projet d’aller chez les Verdurin le lendemain. Le narrateur, qui craint la présence de Mlle Vinteuil à cette soirée, fait tout pour l’en empêcher. Et ses soupçons se précisent lorsque, lui ayant annoncé qu’il l’accompagnerait, elle se ravise. il lui suggère alors d’aller le lendemain à une représentation au théâtre du Trocadéro, croyant ce lieu sans danger. Nouvel apaisement le soir, avec cependant l’angoisse des baisers refusés.

Au début de la troisième journée, ayant expédié la jeune fille au théâtre, le narrateur écoute à nouveau les cris des marchands de Paris vantant leurs denrées sur des airs qui semblent psalmodiés. Des appétits plus charnels le poussent à faire venir auprès de lui une jeune crémière brièvement aperçue. Mais la fille réelle n’a rien à voir avec celle qu’il avait imaginée, et il la renvoie. Il apprend dans le journal que l’actrice Léa jouera dans la pièce jouée au Trocadéro. Il fait alors rentrer précipitamment Albertine car les deux femmes, sans doute, se connaissent et partagent le même vice.

Lucide, le narrateur comprend que la réclusion d’Albertine a pour corollaire ses propres frustrations. Il doit renoncer aux femmes désirées, aux voyages, et cela pour une créature qui, privée de liberté de mouvement, a perdu sa beauté. Seul le souvenir de la jeune fille libre sur la digue de Balbec ranime son désir.

Il laisse Albertine pour aller en catimini à la soirée des Verdurin. On y joue un septuor de Vinteuil. Cette oeuvre lui révèle la profonde vérité de l’art. Lorsqu’il rentre, las des duplicités d’Albertine, il joue la comédie de la rupture. Mais se sentant à son tour menacé d’abandon, il « renouvelle le bail ».

Suivent un ensemble de journées où le narrateur expose à Albertine sa conception de l’art : la preuve du génie en littérature comme en musique est « dans la qualité inconnue d’un monde unique révélé par l’artiste« . Il se rend compte que son amour pour Albertine est guidé non par l’art , mais par une curiosité douloureuse de tout ce qu’il ignore d’elle, et par la crainte d’être quitté. De nouvelles révélations de la jeune fille l’accablent. Il veut prendre l’initiative de la rupture, mais lorsque par une belle matinée de printemps il annonce à Françoise, sa servante, qu’il part immédiatement pour Venise, celle-ci lui apprend qu’Albertine s’est enfuie, tôt le matin.

I La jalousie ou l’imagination aux abois

La jalousie entretient un rapport privilégié avec l’imagination dans la mesure où elle est « une histoire faite d’idéogrammes difficilement déchiffrables et de pages blanches séparant de rares aveux« . L’imagination y livre un combat sans merci à l’assaut de cette forteresse imprenable qu’est la vie d’Albertine. Car comment faire le récit détaillé d’une existence qui vous échappe totalement ? L’imagination se révèle impuissante à accéder à une quelconque vérité sur l’être aimé, et plus encore à le posséder. Habile à faire exister ce qui n’est pas, elle est incapable de découvrir ce qui existe et de s’en approprier.

Pas de possibilité, donc, d’accéder à la vérité, même de haute lutte. L’imagination s’écorche à vif en tentant de franchir les différents remparts du mensonge, et ils sont légion. Il y a bien sûr le mensonge parfait, celui qu’on ne détecte pas; il est plutôt le fait de Gisèle, une complice d’Albertine. Parfait car se déroulant tout en images et s’adressant donc directement à l’imagination. L’odieux visuel incruste dans la réalité des fragments dont le jaloux ne soupçonne même pas la fausseté. Pour corroborer les mensonges dus à ses absences, Albertine fait d’ailleurs envoyer par ses complices au narrateur de fausses cartes postales, preuves irréfutables s’il en est, car l’élément visuel y désarme tout soupçon.

Le mensonge, cependant, est souvent subodoré : il déclenche immédiatement chez le jaloux une imagination douloureuse qui lui fait envisager plus de choses qu’il ne cache, à travers mille conjectures. Une autre variété, fréquente chez Albertine, est le mensonge par omission, par le silence. Le visage de la jeune fille est alors la surface d’inscription bien imparfaite de ce qui est tu, « équation approximative » à plusieurs inconnues qui ouvre au narrateur un champ infini de possibles résolutions: « il eût été impossible de dire qu’elle blâmât, qu’elle approuvât, qu’elle connût ou non ces choses« . il y a enfin le bluff, auquel se livrent aussi bien Albertine que le narrateur. Il faut alors imaginer la tactique de l’adversaire, les tortuosités de ses manœuvres, tout en tentant de le leurrer

Le mensonge a ceci de particulier qu’une fois découvert, loin de tarir l’imagination, il la décuple, car il confronte le jaloux à l’inimaginable. En ouvrant par inadvertance une lettre qui ne lui est pas destinée, Charlus a la révélation d’un voyage que Morel avait fait jadis avec l’actrice Léa, alors que celui-ci lui avait assuré qu’il étudiait sagement la musique en Allemagne. Et pour que l’illusion fût parfaite, Morel , à l’instar d’Albertine, se servait de complices qui expédiaient de fausses lettres d’Outre-Rhin.

Le jaloux est donc mystifié; mais l’imagination peut-elle l’aider à retrouver la vérité ? Rien n’est moins sûr. Traditionnellement, cette faculté part de la réalité pour construire une fiction; mais dans le cas de la jalousie, elle fait le chemin inverse, partant de la fiction ( les mensonges d’Albertine) pour tenter de cerner la réalité. Certes, le narrateur de La Prisonnière, entre deux soubresauts d’imagination spasmodique et convulsive, est capable de mettre en oeuvre une autre imagination, plus rigoureuse et minutieuse, sorte d’enquête de police. Comme une science, celle-ci apporte des connaissances, mais elle a aussi ses limites, car si chaque nouvelle découverte au sujet d’Albertine fait reculer l’ignorance, elle ne l’annule pas pour autant et apporte surtout de nouvelles interrogations. Mais l’échec vient aussi du pouvoir déréalisant de l’imagination qui, loin de rétablir la vérité, n’échafaude que des représentations. Autre cause d’échec : les limites mêmes de l’imagination, car la réalité dépasse souvent la fiction. Toutefois la prétendue exiguïté de la pensée qui ne peut réaliser que ce qu’elle se représente vient peut être de ce qu’elle rejette dans le vague ce qu’elle ne veut pas voir et les pressentiments qu’elle n’ose pas approfondir. En fait, si l’imagination tâtonne et tourne en rond, c’est surtout parce que le jaloux ne veut pas tirer les conséquences de ce qu’il pourrait découvrir. Il dirige plus ou moins consciemment son imagination pour écarter tout ce qui pourrait aller dans le sens de son intime conviction, à savoir qu’il n’est pas aimé.

A défaut de connaissance, l’imagination permet-elle une forme d’appropriation ? Le jaloux désire une possession totale de celle qu’il continue à aimer malgré ses dénégations. Car si le narrateur se dit persuadé de ne plus aimer Albertine, son obsession est telle qu’elle survit au sentiment qui l’a inspirée. Séquestrer n’est évidemment qu’un leurre pour maintenir la fiction d’un proximité qui n’est cependant en aucun cas possession. Pas plus que les jeux érotiques, ces moments où l’on imagine « posséder » l’être désiré, mais où l’on ne possède en réalité rien du tout, car si les corps s’ouvrent, parfois à grand bruit, les âmes se livrent peu et se claquemurent dans leur silence. Pour compliquer les choses, le jaloux exige de posséder l’être de sa maîtresse, mais également, d’une certaine manière, son non-être puisqu’il veut investir » tous les points de l’espace et du temps que cet être a occupé et occupera« . Il poursuit donc les fantômes d’Albertine. La femme se disloque alors en une multitude d’images. Ainsi coexistent par le souvenir et l’imagination deux Albertine qui ne sont aucunement superposables, celle de Balbec qui n’existe plus, et celle de Paris qui existe de moins en moins, à cause de sa réclusion. C’est là qu’entrent en scène mémoire et imagination, la mémoire faisant exister ce qui n’est plus, l’imagination ce qui n’existe pas, ou pas encore ou qui aurait pu exister. Cependant, ni la mémoire ni l’imagination ne sont d’aucune aide pour saisir la totalité de l’être aimé. La mémoire, avec ses défaillances ne livre que  » des séries d’Albertine, séparées les unes des autres, incomplètes des profils, des instantanés », tandis que l’imagination tourne en rond, enserrée de toutes parts dans ses limites, d’autant plus que le narrateur est confronté à l’impossibilité de se représenter l’expérience de l’autre: «  Cet amour entre femmes étant quelque chose de trop inconnu, dont rien ne permettrait d’imaginer avec certitude les plaisirs, la qualité« . Ou bien il se laisse submerger par une folle prolifération d’images: «  Que de gens, que de lieux Albertine, du seul fait de mon imagination ou de mes souvenirs, avait introduits dans mes rêves« . L’imagination aux abois du jaloux, loin de lui permettre de rejoindre Albertine, finirait donc par enfouir celle-ci dans une gangue de néant.

Toutefois, une autre forme d’imagination entre en scène : le fantasme, qui par une sorte de mise à distance au sein même du processus de dé-composition permet une dynamique salvatrice de re-composition, faisant passer l’amant de l’hétéronomie de la jalousie à l’autonomie de la création

II La fantasme ou l’imagination qui invente

L’imagination, source de souffrance est également instrument de fantasme et de désir. Elle crée des chimères, moins pour combler le vise sidéral de ce que le narrateur sait d’Albertine que pour la rendre désirable en la nimbant de mystère et d’incertitude. Le jaloux, tel Shéhérazade ( plusieurs fois mentionnée dans l’oeuvre), fait des contes pour reculer le moment où il ne pourra que constater la mort de son amour.

On saisit alors mieux l’enjeu de l’imagination : elle est censée tendre vers l’objet désiré par peur qu’il vous échappe, mais doit en même temps le tenir à distance, car toute possession épuise l’intérêt même de cet objet. L’imagination ajoute, collaborant avec le fantasme qui entretient le désir. C’est pour cela que le jaloux, confronté aux mensonges, imagine tant de scénarios possibles. Mais il néglige les preuves car l’objet capturé, « réduit à sa propre évidence » et »dépourvu des secours de l’imagination« serait comme anéanti. Si tant est qu’une enquête minutieuse puisse faire éclater la vérité, le dévoilement n’est guère souhaité, car il signifierait la fin d’une illusion. Cela entraîne tout un cortège de dérobades: la procrastination ( ou ajournement perpétuel : » je retardais sans cesse l’explication« ) ainsi que les capitulations en rase-campagne.

Le jaloux désire tout à la fois savoir et ne pas savoir, posséder et ne pas posséder. Autant dire que les sentiers détournés, les chemins tortueux sont les bienvenus; ces fausses pistes, fournies par l’imagination, donnent l’illusion de traquer l’être aimé tout en le tenant plus ou moins à distance, afin qu’il reste cet obscur objet du désir. « L’angoisse de perdre un être lui ajoute une qualité qui passe la beauté elle-même« . Tout est alors question de valence, car l’imagination est à la fois le remède et le mal; le jaloux doit naviguer en permanence entre la souffrance et le volupté, tout se jouant à des doses infinitésimales. A moins qu’il n’épouse les deux tant il est vrai que sa passion est masochiste.

D’autre part, l’imagination est un désir avec exposant: le narrateur ne désire pas Albertine mais désire le désir des hommes et des femmes qui ont pu l’approcher, seule manière de la rendre désirable ( « désirée par d’autres , elle me redevenait belle« ); il ne désire pas connaître Venise ( le voyage pourrait être une déception), mais désire désirer y aller, seule manière d’entretenir la magie du nom propre et les promesses non réalisées de l’enfance; il ne désire pas la jeune crémière, mais désire écrire le roman qui mettrait en scène ce désir, n’aimant les inconnues que de loin, quand elles sont encore nimbées d’un voile qui laisse encore libre l’imagination des formes qu’il voudrait y sculpter. Avec rien, ou presque, l’imagination invente des femmes désirables qui lui laissent entrevoir de possibles romans. De même, il fait exister Albertine de manière douloureuse, certes, mais intéressante, car il la représente, comme lui, ouvertes à toutes les rencontres, les désirs, les aventures. Éternel Pygmalion ( « nous sommes tous des sculpteurs« ), l’amant modèle l’être aimé sur ses propres désirs et ses craintes. Autant dire que l’imagination est source d’extase autant que de souffrance. Toutefois vouloir la réaliser ( au sens où l’on réalise un capital pour mettre fin à des spéculations hasardeuses) serait une bien mauvaise affaire; c’est pour cela que le narrateur préfère rester sur le seuil des romans à écrire et qu’il diffère indéfiniment ses voyages.

Une autre manière pour l’imagination d’inventer l’être aimé est de s’abîmer dans la contemplation artistique. Le sommeil d’Albertine réalise le miracle d’une amante entièrement captive : «  son moi ne m’échappait pas à tout moment, comme quand nous causions, par les issues de la pensée et du regard« . La jeune femme devient ainsi une belle image que le narrateur compare aux tableaux raphaélites du peintre Elstir. Il laisse vagabonder une imagination féconde, créatrice d’unité, de totalité, de plénitude : « à chaque fois qu’elle déplaçait sa tête, elle créait une femme« ,  » il me semblait posséder d’innombrables jeunes filles« ,  » la plus belle rose« . Toutefois, la fuite dans l’imaginaire du beau est purement narcissique, comme le relève d’ailleurs l’amant : » une Albertine image de ce qui était précisément mien, et non de l’inconnu« . Et surtout elle est déni d’altérité. La contemplation esthétique rassure, car elle ramène son objet à des modèles connus, tandis que l’imagination – notamment celle du jaloux- effraie car elle est un saut dans l’inconnu et laisse des zones d’ombre dans le cœur; faire de la femme aimée une belle image que l’on caresse c’est vouloir oublier que « sous toute douceur charnelle un peu profonde, il y a la permanence d’un danger« , et ce danger, c’est l’inconcevable altérité d’Albertine, douée d’une vie autonome, terrible, enfouie. Tout se passe alors comme si l’incommunicabilité des consciences tentait de se résorber dans la simple mais trompeuse contemplation esthétique.

L’art véritable chez Proust est cependant tout le contraire d’une contemplation. Il est une recherche, le résultat d’une maturation, le terme d’une longue série de médiations, d’un effort prolongé de pensée. L’imagination, lasse de produire du néant ou d’inventer des leurres, s’engage sur une voie rédemptrice qui la conduira au bonheur par la redécouverte de mondes qu’il croyait disparus.

III L’art ou l’imaginaton qui découvre

Tout se joue pendant la soirée donnée chez les Verdurin. L’exécution du septuor de Vinteuil révèle avec force au narrateur la nature véritable de l’art. Contrairement à l’amour qui ne nous communique rien de l’être aimé, sinon de simples représentations, la musique de Vinteuil et la peinture d’Elstir font apparaître « la couleur de ces mondes que nous appelons les individus, et que, sans l’art, nous ne connaîtrions jamais« . L’imagination proustienne donne alors à voir le monde découvert de Vinteuil à travers des métaphores chromatiques, météorologiques ou florales (« . une aube liliale et champêtre »). L’art, surtout, nous fait accéder à l’intemporalité en réveillant des émotions anciennes endormies dans notre mémoire, mais restées intactes. C’est ainsi que les cloches, qui sont le motif triomphant du septuor, rappellent immédiatement au narrateur celles de Combray, et cela s’accompagne chez lui d’un ineffable sentiment de bonheur, le même éprouvé jadis devant les clochers de Martinville, les buissons d’Aubépines de Combray ou les rangées d’arbres près de Balbec. Ces rencontres fortuites sont « comme les points de repère, les amorces pour la construction d’une vie véritable » qui échappe à la mort dans la mesure où, par ces sensations, passé et présent se superposent, abolissant le temps. Le Temps Retrouvé, dernier volume de La Recherche, nous confirmera que cette vie, c’est celle de l’art et de la création littéraire. Pendant ses dernières conversations avec Albertine, le narrateur nous précisera sa conception de la création artistique comme double mouvement d’élévation spirituelle et de descente au plus profond de soi-même; il mettra en avant le bonheur d’une découverte essentielle, celle de l’unité des mondes, à l’instar de Balzac qui imagine les personnages récurrents de La Comédie humaine ou d’un Wagner qui érige le monument de sa Tétralogie. Au moment où il écrit, Proust est en train d’imaginer cette même unité en concevant le plan d’ensemble de La Recherche.

Toutefois cette assomption par l’art n’a été rendue possible que par les efforts réitérés de l’imagination pour accéder à une révélation d’un tel ordre. En littérature, comme en science, l’invention précède souvent la découverte. Tout le début de La Prisonnière peut être considéré à cet égard comme un hymne à l’imagination, à travers le jeu cocasse des métaphores. Une thématique ouverture/ fermeture se met en place qui oppose la mince façade de l’immeuble, ouverte au monde et à ses rumeurs, à la fermeture de la paroi de chair d’Albertine. L’imagination peut facilement restituer les scènes extérieures de la rue, mais est incapable de se représenter l’univers intérieur d’Albertine à la surface duquel elle se brise. Les murs de l’appartement, qui semblent faits de verre, font pénétrer à l’intérieur de la chambre toutes sortes de variations climatiques, musicales et visuelles. L’imagination féconde du narrateur s’en empare. Faisant éclater allègrement les frontières de la représentation, elle transforme les cris de Paris en opéra ou en plain-chant d’église et voit dans les gestes méticuleux du boucher la vivante figuration du « partage des âmes lors du jugement dernier« . L’élément trivial et populaire est divinisé par l’imagination créatrice. Ailleurs, ce sont les transmutations sensitives qui opèrent. Les nourritures, comme célébrées sur des airs de Debussy par les marchands de Paris, semblent beaucoup plus appétissantes, ainsi que les vulgaires sorbets d’Albertine quand ils offrent au regard des formes inattendues. Toutes ces petites alchimies de l’imagination, créatrices d’émerveillement et d’émotion amusée, sont une sorte de contrepoint à la supposée impuissance de l’imagination autour d’Albertine. Mais surtout, elles confortent le narrateur dans cette idée que des mondes invisibles flottent autour de nous, que notre âme et notre imagination doivent se mettre en ordre de marche pour répondre à leur invitation. Parmi les appels à l’imagination, certains sont anecdotiques ( les robes de Fortuny d’Albertine et leurs bords bleu de ciel), d’autres plus puissants ( Venise, les noms de pays); mais les plus troublants et les plus profonds sont ceux qui concernent les souvenirs détachés d’un passé lointain, comme des icebergs libérés de la banquise. Le souvenir n’est qu’une image, c’est l’imagination qui lui donne vie en ressuscitant par exemple l’ancien salon des Verdurin qui fut le témoin des amours de Swann et d’Odette, ou « le reflet des lampes qui se sont éteintes et l’odeur des charmilles qui ne refleuriront plus« . Tous ces efforts de la mémoire et de l’imagination sont les jalons qui préparent la grande révélation du septuor de Vinteuil.

La Prisonnière met donc à jour le rôle de l’imagination dans la jalousie, les fantasmes, la création artistique. Le cycle infernal de la jalousie et ses marqueurs ( séquestration, suspicions, intermittences du cœur), n’empêche pas pour autant la maturation de la conscience et même la fortifie; car si le chagrin épuise les cœurs, il fortifie les forces de l’esprit. L’imagination se libère par la mise en théâtre du monde ( les rues de Paris, le salon des Verdurin), la mise en scène du désir par le fantasme. Elle acquiert enfin une totale autonomie par la découverte des enjeux profonds de l’existence, révélés par l’art et le littérature.

Citations

Dans La Prisonnière :

 » La musique est peut-être l’exemple unique de ce qu’aurait pu être- s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées-la communication des âmes« .

Dans d’autres volumes :

« Il ne faut jamais avoir peur d’aller trop loin, car la vérité est au-delà« .

« Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination« .

L’établissement des invalides

Par Carole Atem, maître de conférence à l’Université de Polynésie française

Tableau de Pierre Dulin : Établissement de l’Hôtel royal des Invalides en 1674 (1710-1715), musée de l’Armée.

Louis XIV et Louvois : la représentation satellitaire du pouvoir dans l’Établissement de l’Hôtel royal des Invalides de Pierre Dulin

Les Invalides, un projet né de la mansuétude royale ?

Après la signature du Traité des Pyrénées, qui marque en 1659 la fin du conflit franco-espagnol, un nombre croissant de vétérans de l’armée, d’anciens soldats et d’officiers infirmes s’entasse dans les rues de Paris. Désormais sans ressources, ces hommes que la guerre a transformés en marginaux causent des troubles de plus en plus fréquents, en s’adonnant à la mendicité ou au vol et en provoquant querelles et rixes. Le désordre social occasionné dans la capitale menace de ternir le prestige de Louis XIV, dont le règne personnel a commencé au début des années 1660. Vainqueur de la Guerre de Dévolution en 1668, le jeune souverain est en outre animé d’ambitions expansionnistes qui l’incitent rapidement à prendre des mesures en faveur de ses troupes, dont il entend s’assurer la fidélité. En 1670, il promulgue un édit par lequel il ordonne la création de l’Hôtel des Invalides, dans le but d’accueillir et de soigner les militaires trop âgés pour repartir au combat et ceux que la guerre a estropiés. Si le roi, dont l’entreprise est sans précédent, leur promet « repos » et « tranquillité » en récompense de leurs services, porter assistance aux victimes de la guerre lui permet aussi de renforcer ses liens avec une armée qui est appelée à devenir, à deux ans de la Guerre de Hollande, l’un des principaux vecteurs de son pouvoir.

François Michel Le Tellier, marquis de Louvois, qui succède progressivement à son père à partir de 1662, est alors secrétaire d’État à la Guerre. Il s’impose dès les années 1670 comme un artisan majeur du rayonnement militaire du royaume en dirigeant une véritable restructuration de l’armée française, qui se fonde sur l’amélioration des conditions de vie des soldats, l’intensification de la discipline et la modernisation du matériel. C’est sous son contrôle que s’effectue la construction de l’Hôtel des Invalides, confiée à l’architecte Libéral Bruant. Entamée en 1671, l’édification de quatre corps de logis, répartis autour de la cour royale, est achevée dès 1674, année de l’inauguration des tout nouveaux logements militaires par le roi. Entre 1676 et 1690, l’établissement, à la fois caserne, hôpital et hospice, recevra près de six mille pensionnaires ; devenu institution médicale et scientifique de renom au xviiie siècle, il continuera d’accueillir des soldats blessés jusqu’au xxe siècle.

Un monument mythique, témoignage de l’œuvre d’un ministre

Contrairement au gouvernement de Louis XIII et à la Régence, où le roi et la Régente étaient secondés par un ministre principal, fonction successivement remplie par Richelieu et Mazarin puis supprimée à la mort de ce dernier, le règne personnel de Louis XIV affirme la suprématie de la figure royale et s’inscrit en faux contre une bipartition du pouvoir susceptible de la remettre en question, comme ce fut parfois le cas sous le ministère de Richelieu. Le système absolutiste mis en place par le jeune monarque se caractérise donc par une dispersion du pouvoir ministériel. Dans ce modèle de gouvernement centralisé, les divers secrétaires d’État, en tant que représentants du roi, n’en occupent pas moins des fonctions essentielles ; autour du Roi-Soleil gravitent de multiples agents du pouvoir, auxquels le souverain délègue une partie de son autorité. Dans ce contexte propice aux rivalités, la construction de l’Hôtel des Invalides, expression du prestige militaire de la France et de la magnanimité du roi, devient un enjeu de taille.

Une manœuvre de Louvois illustre l’importance symbolique que revêt à ses yeux la construction de ce monument : sans doute pour en conserver le mérite, il évince en 1676 le protégé de son rival Jean-Baptiste Colbert, Libéral Bruant, qui devait assurer la poursuite des travaux, au profit de l’architecte Jules Hardouin-Mansart, désormais chargé d’édifier l’église royale des Invalides. La riposte de Colbert, alors contrôleur général des finances, consiste en une série de restrictions budgétaires qui ralentissent les travaux jusqu’à sa mort en 1683, date à laquelle Louvois prend sa place. Le ministre meurt à son tour en 1691, et ce n’est qu’en 1706 que s’achève la construction de l’église du Dôme des Invalides, qui, devenue panthéon militaire au début du xixe siècle, abritera notamment la dépouille de Turenne, le tombeau de Napoléon Ier puis, au xxe siècle, la sépulture des maréchaux Foch et Lyautey. Malgré son souhait d’y être inhumé, Louvois, lui, ne repose pas aux Invalides : sa puissante ennemie, Madame de Maintenon, épouse morganatique de Louis XIV, aurait influencé le roi afin de retarder l’édification du mausolée du ministre. Seule allusion poétique à celui qui supervisa activement la construction des Invalides mais dont les armoiries ne figurent pas sur les murs du monument, un loup de pierre entoure de ses pattes la lucarne dite de Louvois, par laquelle le « loup voit ».

Un tableau au cœur de l’iconographie absolutiste

Ce n’est qu’entre 1710 et 1715, à la fin de la vie de Louis XIV, que Pierre Dulin, élève de Charles Le Brun, réalise l’Établissement de l’Hôtel royal des Invalides. Peinture à l’huile d’expression classique de 353 cm sur 578, cette toile sert de carton à une tapisserie qui sera intégrée après 1725, comme pièce complémentaire, à la tenture de « L’Histoire du Roy », célèbre ensemble de tapisseries à la gloire de Louis XIV produit par la manufacture des Gobelins à partir de 1665 sous l’égide de Colbert.

Dans la lignée de ces œuvres, le tableau de Pierre Dulin propose une représentation élogieuse de l’événement marquant que constitue la fondation des Invalides. Plusieurs figures allégoriques participent d’une glorification explicite du monarque : au-dessus de Louis XIV et de Louvois, la figure tutélaire de la Renommée, munie d’une bannière blanche, sonne de la trompette en signe de célébration. À droite, la Victoire, une couronne de lauriers à la main, guide les soldats invalides vers le roi. Aux côtés de Louvois, la déesse Minerve, les yeux tournés vers le ministre de la Guerre, soutient de la main gauche le plan des Invalides, qu’une femme agenouillée tient déployé tandis que Louvois, les mains tendues, le présente au roi. Outre ces figures protectrices, le premier plan réunit, à gauche, des cavaliers armés, au centre, des courtisans portant perruque et, à droite, les vétérans et invalides, que l’on reconnaît aux cheveux gris qu’arbore l’un d’eux et à la canne dont il se sert. Plusieurs générations sont ainsi représentées de part et d’autre du souverain, figure unificatrice autour de laquelle s’organise la cour. Tandis qu’à l’avant-plan la technique du glacis fait ressortir les couleurs et le brillant des étoffes, le fondu permet d’estomper les contours d’un second plan imaginaire, où l’on aperçoit, dans un écrin de verdure et de nuages, l’Hôtel des Invalides, déjà doté de son dôme emblématique. La scène superpose donc différentes époques, de la présentation des plans au roi en 1670 à la remise des clés de l’église royale au monarque en 1706, en passant par l’inauguration de l’hôpital militaire et l’accueil des premiers invalides en octobre 1674.

Si Louis XIV, coiffé d’un chapeau qui le fait paraître encore plus grand, se démarque des autres personnages grâce aux effets de clair-obscur, qui mettent en valeur les riches broderies de son vêtement, c’est Louvois qui occupe le centre du tableau. Sa main gauche, qui semble toucher l’imposant document inondé de lumière, le relie symboliquement au monument royal. Bien que son visage soit tourné vers le roi, l’orientation des mains et des regards dessine des lignes de force qui convergent en direction du plan enfin dévoilé. Instrument de la propagande monarchique, cette rétrospective consacrée à la fondation des Invalides fait la part belle à la représentation idéalisée d’un ministre puissant, que son rôle dans des épisodes tragiques de l’histoire de France, comme le Sac du Palatinat et les dragonnades, avait pourtant rendu impopulaire.

Geste politique de Louis XIV, la création des Invalides a permis l’édification d’un des monuments les plus célèbres de France. À la fois chef-d’œuvre architectural, institution de prestige et lieu privilégié de la mémoire nationale, l’Hôtel des Invalides abrite aujourd’hui le Musée de l’Armée, tandis que son ancienne fonction d’hôpital militaire est reprise par l’Institution Nationale des Invalides. Témoignage du rayonnement de la France classique, les Invalides transmettent aussi le souvenir d’un âge où les ministres français, figures indissociables de celle du monarque, luttaient âprement pour s’assurer une forme d’immortalité à travers la réalisation d’œuvres impérissables. Satellites du souverain, ils font partie intégrante de la représentation du pouvoir absolutiste dans la mémoire collective.

Carole Atem (membre associé de l’équipe de recherche EA 4241 de l’Université de la Polynésie française).

La prise de la Bastille

Par Carole Atem, maître de conférence à l’Université de Polynésie française

Tableau de Jean-Baptiste Lallemand : La Prise de la Bastille, le 14 juillet 1789 (fin du xviiie siècle)

La Prise de la Bastille de Jean-Baptiste Lallemand : au croisement des mythes bastillaire et révolutionnaire

« L’enfer des vivants » : aux origines du mythe de la Bastille

Entre novembre 2010 et février 2011 s’est tenue à la Bibliothèque de l’Arsenal une exposition au titre évocateur, « La Bastille ou “l’enfer des vivants” », expression empruntée à une gravure de 1719, insérée en frontispice d’un récit consacré aux deux évasions successives d’un ancien prisonnier, l’abbé de Bucquoy. Parmi les pièces d’archives dévoilées au public figuraient un extrait de registre relatif à l’« Homme au Masque de Fer », une étoffe du fameux Latude, auteur de mémoires à succès, ou encore des manuscrits de Sade, composés pendant sa détention. C’est dire la pérennité du mythe de la prison d’État, perpétué à travers une tradition textuelle qui a érigé au rang de figures légendaires nombre de captifs célèbres.

Construite sous le règne de Charles V, à partir de 1365, la forteresse de la Porte Saint-Antoine est transformée en prison d’État au xviie siècle, au début du règne personnel de Louis XIV. Après l’ordonnance de 1670, qui fait du souverain le représentant de la justice de Dieu et qui scelle la toute-puissance de la police d’État, les lettres de cachet, qui permettent l’arrestation de toute personne considérée comme dangereuse pour le royaume, deviennent les instruments privilégiés de la monarchie de droit divin. Dans les cellules de la Bastille, protestants, prisonniers politiques et esprits subversifs voisinent désormais avec délinquants, marginaux et captifs incarcérés pour « faits de lettres », publications illicites ou écrits contestataires.

Réalité historique, la représentation d’une Bastille menaçante se propage rapidement par le biais des mémoires, pseudo-mémoires et récits de prisonniers, comme ceux du maréchal de Bassompierre en 1665, de Bussy-Rabutin en 1696 ou de Constantin de Renneville en 1715. Dans L’Inquisition française, ou l’Histoire de la Bastille, narration à la fois factuelle et fortement teintée de romanesque, ce dernier dénonce avec virulence le traitement réservé aux prisonniers. Le succès éditorial des mémoires aristocratiques, écrits aux xvie et xviie siècles mais publiés massivement à partir du xviiie, contribue à diffuser de nombreux témoignages de première main sur la vie dans la prison d’État. Au Siècle des Lumières, pamphlets et romans clandestins, comme les poèmes de Voltaire ou les mémoires apocryphes de Courtilz de Sandras, parachèvent l’image d’un enfer carcéral dont la Bastille est décrite comme la plus terrible matérialisation.

De l’Ancien Régime aux prémices de la République : un symbole polysémique

Pendant le règne de Louis XIV, le fonctionnement de la prison d’État repose sur le secret, ce qui alimente les fantasmes de tous ordres et conforte la construction du mythe bastillaire. Si certains prisonniers bénéficient de la « liberté de la cour », qui leur donne le droit de circuler pendant la journée dans l’enceinte de la prison, de nombreux détenus sont mis au secret et toute communication avec l’extérieur ou avec d’autres captifs leur est interdite ; les registres de la prison attestent aussi qu’une promesse de silence leur est imposée au moment de leur libération, parfois assortie d’un ordre d’éloignement censé les tenir à distance de la capitale.

Le mystère qui subsiste au xviiie siècle autour de la Bastille explique en partie la persistance, à l’aube de la Révolution, de représentations anachroniques ou imaginaires, sur lesquelles les travaux scientifiques modernes, comme la publication au xixe siècle des archives de la prison par François Ravaisson-Mollien et les recherches de Michel Foucault au xxe, viendront apporter un éclairage plus objectif. Bien qu’elle ne renferme plus qu’une poignée de prisonniers sous Louis XVI, et malgré une réforme des prisons qui, après la suppression de la question et des cachots, annonce le 26 juin 1789 l’abolition des lettres de cachet, la Bastille reste jusqu’à la fin de l’Ancien Régime un symbole de l’arbitraire et de l’absolutisme dans l’esprit des patriotes. Le 14 juillet 1789, elle est prise d’assaut par ces derniers, qui tuent le gouverneur de Launay et le prévôt des marchands de Paris Jacques de Flesselles, tandis qu’une centaine d’assiégeants trouve la mort ; après avoir libéré sept détenus et pillé les archives de la police, les émeutiers entament dans les jours qui suivent la démolition de l’ancienne forteresse.

Geste emblématique de l’esprit révolutionnaire, la Prise de la Bastille annonce la fin imminente de la monarchie et renvoie dorénavant au triomphe de la liberté contre l’oppression, à telle enseigne que la date de la Fête Nationale, choisie en 1880, correspond à la date de la Fête de la Fédération, qui commémora elle-même le 14 juillet 1790 le premier anniversaire du jour où fut renversée la prison d’État.

Un tableau entre témoignage et idéalisation

Jean-Baptiste Lallemand est un peintre dijonnais né en 1716 et mort à Paris en 1803, spécialisé dans la peinture de paysages et de marines. Huile sur toile de 80 sur 104 cm, sa célèbre Prise de la Bastille, conservée au Musée Carnavalet, s’inscrit dans la lignée de nombreuses gravures et de tableaux consacrés au même thème, comme celui de Charles Thévenin. Elle peut être rapprochée de plusieurs de ses propres toiles, qui prennent pour sujet la journée du 14 juillet 1789, comme le Pillage des armes aux Invalides, le matin du 14 juillet 1789, exposé également au Musée Carnavalet, ou L’Arrestation du gouverneur de la Bastille, conservée au Musée de la Révolution française.

Ce tableau présente-t-il l’affrontement violent que fut la Prise de la Bastille sur un mode tragique ? On peut se demander si la réalité sanglante de cette scène épique de l’histoire reste perceptible ou si les choix du peintre tendent à en idéaliser la représentation.

Nous sommes face à une œuvre d’expression classique, qui propose un mélange entre peinture à l’huile traditionnelle et recours au glacis, c’est-à-dire la superposition de couches transparentes destinées à ajouter de la brillance et de la profondeur à la scène. La composition repose sur une division nette entre un arrière-plan lumineux et un avant-plan plus sombre mais néanmoins parsemé de couleurs, en particulier dans la partie inférieure droite du tableau, où les personnages arborent des costumes aux couleurs unies mais vives, mises en valeur par des effets de clair-obscur. Formée à gauche par les fondations de la Bastille et prolongée à droite par les toitures, une ligne horizontale renforce cette bipartition entre ciel et terre. En revanche, les armes et les gestes représentés sont orientés dans une direction verticale ou diagonale ; les regards, les bras, les canons et les fusils visent la Bastille, qui constitue le point de fuite.

L’insistance sur le mouvement vertical suggère l’idée d’une élévation et contribue à la représentation d’une violence poétisée, voire évacuée : les visages des assaillants, étrangement paisibles, sont tournés vers le ciel ; leurs silhouettes sont élancées, leurs postures presque harmonieuses, comme celle du personnage en veste rouge qui met le feu aux poudres. La fumée, qui monte et qui se mêle aux nuages, participe à l’onirisme de la scène. Au premier plan, dans le coin inférieur gauche, l’ombre dissimule les corps en souffrance étendus au sol. Aucune blessure n’est visible, même sur le corps du personnage que ses camarades transportent sur une civière ; aucune référence n’est faite au massacre du gouverneur. Au contraire, les silhouettes des assiégés, en haut des tours, sont à peine suggérées, dans un arrière-plan indistinct dont les détails sont imperceptibles ; même les contours de la prison assiégée sont estompés grâce à la technique du fondu, comme pour préfigurer sa reddition. Malgré son thème martial, l’ensemble de la scène donne une étonnante impression d’ordre : en avant-plan, au centre, trois émeutiers s’affairent autour d’un canon, en accomplissant des gestes complémentaires qui laissent voir leur parfaite coordination. La présence d’un musicien, à droite, celle d’une femme et même d’un enfant, les bras levés en signe d’exaltation, complètent la représentation idéalisée d’une scène d’unité patriotique.

Ce tableau réunit deux mythes contradictoires, celui du prestige monarchique et celui du souffle révolutionnaire. De manière paradoxale, si la fin du système carcéral d’Ancien Régime consacre le triomphe du peuple, c’est certainement la brusque destruction de la Bastille qui, dans les représentations collectives, a définitivement transformé la légende de la prison d’État en mythe éternel, même si le fantasme de l’enfer bastillaire se dessinait déjà dans les écrits mémorialistes. La Bastille emblématise le passage d’une ère à une autre et continue de hanter l’imaginaire national, d’autant plus que, du redoutable édifice, il ne reste plus une pierre.

                                                                              Carole Atem

membre associé de l’équipe de recherche EA 4241 de l’Université de la Polynésie française.

Mana’o Tupapa’u

Par Carole Atem, maître de conférence à l’Université de Polynésie française

Tableau de Paul Gauguin : Mana’o Tupapa’u (1892)

Gauguin et le mythe tahitien

L’irruption de la mort dans le mythe de l’Éden polynésien

Dans Noa Noa, le célèbre récit de voyage où Gauguin retrace, en 1893, les souvenirs de son premier séjour à Tahiti, le peintre rapporte un épisode de sa vie avec sa jeune compagne Teha’amana : « Je fus un jour obligé d’aller à Papeete […]. Il était une heure du matin quand je rentrai […]. La lampe s’était éteinte et quand je rentrai, la chambre était dans l’obscurité. J’eus comme peur et surtout défiance […]. J’allumai des allumettes et je vis […], immobile, nue, les yeux démesurément agrandis par la peur, [Teha’amana] me regardant et ne semblant pas me reconnaître. » Dans une lettre à son épouse danoise Mette, Gauguin précise que l’atmosphère fantastique qui imprègne la transcription littéraire de l’épisode vécu répond au climat d’« effroi » qu’il a résolument cherché à fixer en 1892 dans son tableau Mana’o Tupapa’u (L’Esprit des morts veille), par son « harmonie générale, sombre, triste, effrayante sonnant dans l’œil comme un glas funèbre. » La transposition littéraire du souvenir, où Gauguin choisit de donner le nom de Tehura à sa compagne océanienne, indice possible d’une relecture poétisée du réel, offre à l’interprétation picturale de l’événement un prolongement scriptural qui en révèle et en complète certaines dimensions, tout en esquissant le décor exotique du contexte. Peinture et écriture se rejoignent et se confrontent dans la représentation de la rencontre entre le peintre et l’ailleurs primitif, caractérisé par une authenticité sauvage qu’il perçoit comme l’essence du mythe tahitien.

Cet exotisme primitif ressortit dans Mana’o Tupapa’u à plusieurs aspects de la composition : la peinture du corps de la jeune femme, mis en valeur par le jeu des plans, l’orientation diagonale et le contraste des couleurs, propose une réinterprétation du nu féminin tel qu’avait pu le concevoir Édouard Manet dans son Olympia, et explore le mythe de la femme originelle, sous l’angle de l’esthétique polynésienne et à travers la figure mythique de la vahine. À cette figure emblématique s’allie l’exotisme des étoffes aux textures insolites et aux motifs floraux colorés, dont la multiplication et la superposition semblent une invitation au plaisir et à la sensualité. Mais l’expression du mythe tahitien ne se réduit pas à ces symboles de volupté : il se manifeste aussi par la présence du tupapa’u, figure de l’au-delà, « esprit des morts » capable de hanter les vivants, dont Gauguin a pu mesurer, par l’intermédiaire de Teha’amana, le charisme et l’influence sur les Polynésiens. Loin du locus amoenus qu’il met en scène la même année, par exemple, dans Fatata te miti (Près de la mer), ou en 1896 dans Te Arii Vahine (L’Épouse du roi), tableaux où la nudité féminine s’épanouit dans la fertilité d’une nature idyllique, la puissance de l’exotisme dans Mana’o Tupapa’u puise sa source au plus profond du folklore polynésien, dans le cortège des croyances superstitieuses qui, malgré l’arrivée de la religion occidentale et l’abandon des anciennes traditions cultuelles, persistent dans les pratiques des Tahitiens en cette fin du XIXe siècle. La crispation du corps de la jeune femme, la tension perceptible dans la position des membres et l’expression du visage révèlent que l’atmosphère à première vue sensuelle du tableau est troublée par la présence menaçante du tupapa’u : au mythe de la vahine, pendant pacifié de l’Ève tentatrice, s’adjoint et, peut-être, s’oppose le mythe universel de la mort.

Gauguin et la quête des origines

Gauguin a expliqué l’irruption du surnaturel dans son tableau comme un contrepoint à la représentation suggestive du corps de la jeune femme : « Dans cette position un peu hardie, que peut faire une jeune fille canaque toute nue sur un lit ? Se préparer à l’amour ! […] mais c’est indécent et je ne le veux pas […]. Je ne vois que la peur […]. Le tupapa’u est tout indiqué. » Et, selon ses propres dires, le tableau serait « tout simplement une étude de nu océanien ».

Cependant, si le peintre réunit dans Mana’o Tupapa’u deux faces apparemment contradictoires du mythe tahitien, c’est en raison des liens profonds qu’elles entretiennent et des effets d’écho qu’elles engendrent dans l’imaginaire de l’artiste : sa quête perpétuelle de la source, de l’origine, qui l’aura poussé à rechercher en Bretagne les racines de la culture celtique ou, plus tard, à Hiva Oa, la pureté polynésienne primitive, trouve momentanément une forme d’accomplissement dans sa rencontre avec un monde hors du temps, ces « limbes du Pacifique », comme dira Michel Tournier, où le peintre identifie l’authenticité primitive qui lui permettra de renouer avec « ce malgré moi de sauvage », selon ses termes. Une lettre à Mette révèle l’intensité de la relation qui unit ce monde à la dimension spirituelle, pressentie comme une porte ouverte sur l’essence même des choses : « Je t’écris le soir. Ce silence la nuit à Tahiti est encore plus étrange que le reste. Il n’existe que là, sans un cri d’oiseau pour troubler le repos. Par-ci, par-là, une grande feuille sèche qui tombe mais qui ne donne pas l’idée du bruit. C’est plutôt comme un frôlement d’esprit […]. Toujours ce silence. Je comprends pourquoi ces individus peuvent rester des heures, des journées assis sans dire un mot et regarder le ciel avec mélancolie. » C’est cette aptitude à saisir le cœur même des choses, autorisée par une sorte d’interpénétration pérenne de la vie et de la mort, qu’exprime la mise en contact des deux mondes dans Mana’o Tupapa’u. Certes, l’alliance entre Éros et Thanatos est attendue : ce qui lui confère ici son originalité et qui donne au tableau sa force, c’est l’insistance sur le caractère primitif de la représentation, c’est la convergence des deux figures et des deux thèmes dans un même mouvement de glorification de l’authenticité polynésienne, que seul permet, d’après Gauguin, l’éloignement de la civilisation. « À la civilisation pourrie, je cherche à opposer quelque chose de plus naturel, partant de la sauvagerie », avait-il écrit en 1889 à Théo Van Gogh. Par l’association entre le monde de la chair épanouie et l’univers de la mort, nous sommes au cœur du mythe tahitien, réinterprété par le regard de Gauguin, à travers le prisme de sa nostalgie des origines primitives.

Deux éléments, le vêtement du tupapa’u et le poteau sur lequel il s’appuie, contribuent à la représentation du monde dans sa figuration originelle. Le vêtement est d’inspiration celtique et renvoie à l’art des calvaires bretons et à la figure de l’Ankou, personnification de la mort dans la tradition bretonne. À cet héritage de la période de Pont-Aven se juxtapose un souvenir de l’art maori, dont Gauguin a pu observer des œuvres lors d’une longue escale forcée à Auckland avant son arrivée à Tahiti : le poteau est décoré de motifs qui rappellent ceux des poutres polychromes maories que le peintre a longuement examinées en Nouvelle-Zélande et qu’il reproduira dans Te Tamari no Atua (Naissance du fils de Dieu) en 1896. Le mélange des références culturelles crée un effet de surprise : dans le tupapa’u se combinent le mystère effrayant de l’Ankou et la simplicité familière d’une figure anthropomorphe, puisque, selon le peintre, cette « petite bonne femme » correspond à la représentation d’un revenant dans l’imaginaire polynésien. Les horizons géographiques et mythologiques suggérés ici peuvent être perçus comme des variations sur un même thème : l’éloge d’un primitivisme conçu comme un gage de succès dans une démarche de retour à l’authenticité des racines.

Syncrétisme des approches picturales et relecture du mythe tahitien

La composition de Mana’o Tupapa’u est claire : elle repose sur une séparation nette entre le premier plan, réservé à la jeune femme, et l’arrière-plan où apparaît le tupapa’u. Cette impression de bipartition est renforcée par des plages de couleurs contrastées et de multiples « lignes horizontales ondulantes », selon la description de Gauguin, dont le graphisme obsédant traduit une double démarcation : sur le plan de l’organisation spatiale, la ligne horizontale médiane qui parcourt le tableau, mise en valeur par le contraste entre le jaune de chrome du linge de lit et les violets qui dominent le fond, trace la limite entre la zone éclairée de la chambre et de ses éléments de mobilier identifiables et rassurants, et la partie arrière de la pièce plongée dans l’obscurité, où se mêlent visions indistinctes d’objets matériels – poteau ornementé sur la gauche et tête de lit sur la droite – et apparitions fantastiques ; sur le plan symbolique, cet axe médian marque la frontière entre deux mondes, celui d’une promesse de vie et de fertilité, qu’engagent les courbes de la vahine nue et les motifs floraux aux couleurs solaires, et celui de l’au-delà et de la mort, menaçant, oppressant (le tupapa’u tend la main en direction de la jeune femme) et stérile (les fleurs chatoyantes du monde terrestre sont remplacées dans la partie supérieure du tableau par des « fleurs de tupapa’u », dit Gauguin, des « phosphorescences » révélatrices de manifestations surnaturelles dans l’imaginaire tahitien).

Mais la richesse symbolique qui naît du choix des objets, du travail des motifs et du jeu des couleurs permet également de traduire le caractère indissociable de ces deux figures féminines et de ces deux plans spirituels, ce qui autorise un traitement plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord du mythe, somme toute classique, de la mort destructrice. Le peintre dit avoir conçu son tableau selon une structure de type harmonique, où les plages de couleurs se complètent et se répondent dans un vaste « accord musical » ; derrière le contraste apparent de teintes vives se profile une profonde cohérence d’ensemble, une unité réalisée par la parenté étroite des couleurs : « Accords d’orangé et de bleu reliés par des jaunes et des violets, leurs dérivés. Éclairés par des étincelles verdâtres ». Les violets de l’arrière-plan, notamment, fusionnent le bleu sombre du pareu et le rose de l’oreiller central, dans un effet de transition qui adoucit l’antagonisme entre le cadre familier de la chambre et le monde inconnu de l’esprit. Les couleurs des deux corps, elles aussi, se répondent, la « petite bonne femme » et la jeune fille arborant une même peau cuivrée aux reflets de vert. La position décentrée du tupapa’u, à gauche du tableau, permet en outre un effet de symétrie avec le visage de la jeune femme, à droite ; le jeu des regards, qui cherchent peut-être à se rejoindre, parachève la mise en scène d’une communication silencieuse entre les deux êtres.

Certes, Gauguin ne se prive pas de signifier la division symbolique des deux mondes : à ce titre, la technique utilisée pour appliquer les violets de l’arrière-plan se distingue radicalement de celle employée pour le premier plan. Héritée de l’impressionnisme, cette technique d’application des couleurs par petites touches rapides et répétées, effectuées du bout de la brosse, est pour Gauguin un moyen de restituer la puissance et l’authenticité du ressenti : « Travaillez librement et follement […], dit-il dans sa correspondance, un grand sentiment peut être traduit immédiatement, rêvez dessus et cherchez-en la forme la plus simple […] » Paradoxalement, il émane du tupapa’u une vitalité suggérée par le mouvement et la puissance du trait impressionniste. La force et la précision du contour, dans lesquelles on reconnaît le cloisonnisme de Gauguin, atténuent d’une certaine manière le caractère fantomatique du revenant ; inspiré de l’art des vitraux, ce cloisonnisme se caractérise par la technique du serti, qui consiste à tracer les contours de manière appuyée avant l’application des couleurs. On peut encore noter le mouvement vertical de la colonne d’inspiration maorie aux motifs chatoyants, sur laquelle s’adosse le tupapa’u : peut-être est-il possible d’y voir un autre symbole de l’union entre les deux univers, de l’ascension spirituelle offerte à l’être humain par le passeur qu’est le tupapa’u, dans une relation d’intimité finalement pacifiée avec l’« esprit des morts ». Du point de vue strictement linguistique, il existe d’ailleurs un écart significatif entre le sens du titre tahitien, Mana’o Tupapa’u, « pensée(s) relative(s) au(x) revenant(s), pensée(s) diabolique(s) », et le titre français donné par Gauguin, L’Esprit des morts veille, aux connotations positives. Avatar de Hina, déesse protectrice polynésienne mise à l’honneur dans le célèbre D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? que Gauguin peindra à la fin de sa vie en guise de testament, le tupapa’u pourrait alors prendre le visage d’un initiateur ; figure de l’éveil spirituel – rappelons que, dans ses tableaux et ses sculptures, Gauguin a représenté nombre de personnages dans la pose méditative du Bouddha –, le tupapa’u de Gauguin propose une relecture du mythe polynésien de la mort, loin du tiaporo (« diable »), du varua ’ino (« esprit maléfique ») auxquels il est souvent assimilé par les Tahitiens, ou du « cadavre » qu’il désigne dans l’une de ses acceptions d’origine. Sans aucun doute, Mana’o Tupapa’u propose à la fin du XIXe siècle une réinterprétation subtile du mythe de Tahiti, où la problématique existentielle prend le pas sur le fantasme d’un ailleurs édénique, dans une démarche picturale sous-tendue par une pensée primitiviste.

Malgré le bilan mitigé de l’exposition parisienne qui suivit son premier séjour en Polynésie et qui dévoila Mana’o Tupapa’u parmi d’autres toiles aux titres tahitiens, Gauguin a souvent exprimé l’intérêt personnel qu’il portait à ce tableau, dont la réputation ne rivalisera jamais avec celle de son célèbre « testament » de 1897. À sa femme Mette, il confie en 1892 que Mana’o Tupapa’u est, de tous ses tableaux, celui « qu’[il tient] à garder ou vendre cher » ; il en reproduira d’ailleurs des détails à de nombreuses reprises : dans une illustration à l’aquarelle dont il orne son manuscrit de Noa Noa, à l’arrière-plan de son Autoportrait au chapeau de 1893, sous la forme d’une gravure sur bois de 1894, entre autres. Grâce à ses lectures de Loti et de Moerenhout, Gauguin avait entrevu un monde en adéquation avec son rêve. C’est le désir insatiable des retrouvailles avec le cœur et l’essence du mythe tahitien qui le hantera jusqu’à sa mort : il demandera ainsi qu’on place sur sa tombe la statue de ’Ōviri (« sauvage »), représentation de la femme originelle.

Note : Les titres d’œuvres en tahitien et leurs traductions en français sont de Gauguin.

                                                                   Carole Atem ( université de Polynésie)

mission humanitaire au Cambodge

Par Louis Dizier

Rencontre avec des étudiants remarquables

 

A la fin de leur première année d’étude, certains élèves de NEOMA Business school ont choisi d’effectuer un stage humanitaire au Cambodge dans le cadre d’un programme éducatif. Parmi eux Raphaëlle Boulevart, une ancienne élève de prépa, qui m’a introduit cet été auprès du groupe et de l’association. Retour sur une expérience riche d’enseignements.

 

Le tuk-tuk file à vive allure à travers les quartiers populaires de Phnom Penh, le long des innombrables échoppes débordant largement sur les trottoirs. Après quelques errances, nous arrivons enfin à Aspeca student center. Raphaëlle, m’attend à l’extérieur. Issue de la prépa HEC de Saint Denis de la Réunion, et maintenant élève de NEOMA, elle a accepté, avec l’autorisation du directeur, de m’ouvrir les portes du centre. Elle a pu se libérer pour l’occasion avec Benjamin, son camarade de promo. Nous nous retrouvons dans une vaste cour plantée d’arbres qui nous protègent un peu des moiteurs de la mousson. Moment de retrouvailles sympathiques :   nous parlons un peu du passé, mais très vite nous abordons les raisons qui les ont poussés à participer à cette mission.

L’association Aspeca student center, parrainée par Enfants d’Asie, aide les enfants les plus défavorisés en leur apportant des structures pour l’éducation, la santé et le soutien aux familles

Une association qui a fait ses preuves

Nos deux étudiants ne sont pas venus ici par hasard. Benjamin a beaucoup voyagé notamment en Indonésie. Il veut élargir sa connaissance de l’Asie. Raphaëlle a une solide expérience de l’action humanitaire. Elle a travaillé à six reprises dans des ONG éducatives à Madagascar. C’est donc tout naturellement qu’elle s’est inscrite à ESC Sans Frontières, l’association de solidarité internationale de NEOMA Business School qui agit en faveur de l’éducation d’enfants défavorisés. Elle en connait parfaitement l’historique : la première mission a été créée en 1993 au Sénégal pour mettre à la disposition des écoliers des fournitures scolaires. En 2007 est créée la mission du Cambodge dont le but est de soutenir l’ONG enfants d’Asie destinée à accompagner les enfants des milieux défavorisés dans leurs études en leur procurant un suivi pédagogique et un logement. La mission des Philippines, créée en 2019 en collaboration avec l’ONG Gawad Kalinga, reconstruit des villages. Enfin la mission Pérou créée en 2012 en collaboration avec la CIMA, a pour but de protéger les enfants contre les vices de la rue, et de leur apporter un bagage éducatif. Au total plus de 20 000 enfants sont touchés par les actions d’ESC sans frontières.

Chaque été les étudiants bénévoles de la mission du Cambodge se scindent en deux groupes, travaillant en alternance sur deux sites différents, celui de Phnom Penh, réservé aux plus grands, et celui de Takeo Smaong, plus au sud dans la campagne, réservé aux écoliers. Ces centres sont des foyers d’accueil, qui prennent en charge les élèves après les cours. Il faut leur trouver les activités adéquates : cours d’anglais, d’espagnol de français, cours d’informatique (maniement d’Excel et de PowerPoint), préparation aux entretiens d’embauche, sorties culturelles, sport et travaux manuels. Mais nos volontaires mettent également volontiers la main à la pâte en rénovant par exemple le centre de Takeo Smaong, qu’ils ont entièrement repeint et aménagé. Pour des échanges fructueux, il faut un cadre accueillant, et tout le monde y trouve compte : les élèves se sentent bien dans leurs locaux, et les étudiants bénévoles en immersion sont heureux de découvrir une culture profondément différente de la leur. C’est tout le bonheur que leur apporte une mission où ils se sont beaucoup investis. Transformer sa vie en expérience, n’est-ce pas le but ultime d’un voyage réussi ?

Regarder vers l’avenir

Mais la réalité n’est pas toujours idyllique et je demande quels sont les obstacles et les difficultés rencontrées. La langue bien-sûr…mais les cours d’anglais intensifs donnent des résultats assez rapides ; on se débrouille, d’autant plus que nos jeunes bénévoles apprennent très rapidement les phrases les plus courantes de la langue khmère. Toutefois, les obstacles véritables viennent de plus loin. Benjamin, qui a beaucoup appris des cours de géopolitique dispensés en prépa, pense que la tragédie vécue par le pays de 1975 à 1979 sous le régime des Khmers rouges fait encore sentir ses effets. Quand la plupart des élites et des gens qualifiés ont été liquidés, le pays peine à retrouver une dynamique de développement. Il a fallu repartir à zéro. L’éducation est un bien encore trop rare, et pour beaucoup de familles envoyer les enfants à l’école et les encourager à obtenir des diplômes n’est pas une priorité. Chez les enfants non plus la motivation n’est pas toujours au rendez-vous. C’est précisément sur ce point que les bénévoles de NEOMA travaillent : donner le goût des études aux élèves, leur insuffler l’envie de réussir, faire en sorte que les difficultés liées à la pauvreté et au poids des traditions ne soient pas une fatalité. C’est par sa jeunesse que le pays, sans oublier son passé, affrontera les défis de l’avenir dans un environnement géopolitique compliqué et très concurrentiel.

Je demande ensuite à Raphaëlle et Benjamin, maintenant qu’ils ont le recul nécessaire, quels bénéfices ils ont retirés de leurs deux années de prépa. Ils me répondent spontanément : un bagage intellectuel solide, une culture qui leur permet de se poser des questions et d’entrer dans les débats de nos sociétés. J’ai moi-même constaté lors de cette brève rencontre leur remarquable aptitude à parler de sujets variés en connaissance de cause et avec une aisance qu’ils n’avaient certes pas en entrant en prépa. Que de chemin parcouru en si peu de temps !  Ils regrettent toutefois que les enseignements dispensés en première année d’école ne fassent plus la part belle aux matières générales et ils parlent même de coupure culturelle. Une seule matière semble dans le prolongement de la culture prépa : intitulée humanité et management, elle se propose d’étudier le monde de l’entreprise à travers un questionnement philosophique, la place de la philosophie dans le travail.

Toutefois à l’école les acquis se font sentir dans bien d’autres domaines. Grâce à la prépa ils ont appris à assimiler beaucoup de choses en peu de temps. Capacité de travail qui a aussi une dimension qualitative : « on prend le travail au sérieux…on veut rendre quelque chose d’abouti et on sait s’organiser ». Ils décrivent ainsi un processus bien rodé remontant à la prépa : prendre des initiatives, exploiter son potentiel, finaliser le travail. A l’école, ceux qui ont fait une classe préparatoire sont leaders dans les travaux de groupe, ils savent s’organiser, créer des structures efficaces, quand il s’agit par exemple de monter  par simulation une entreprise.

La retraite est une occasion formidable pour retrouver ses anciens élèves et les encourager

Travailler ensemble autour d’un projet

Quelques jours plus tard, je dîne avec l’ensemble des élèves dans une pizzeria à l’autre bout de la ville. Les deux groupes se retrouvent chaque week-end à Phnom Penh et profitent de cette capitale jeune et grouillante de vie pour sortir. A travers leur engagement ils ont appris à se connaitre et le groupe est visiblement très soudé.

Est­-ce le cas à NEOMA ?  Pas vraiment. La proximité d’autres écoles sur l’immense campus de Rouen est trompeuse : on se côtoie sans vraiment se rencontrer. Il manque tout un maillage d’associations transversales, qui pourraient créer des synergies. A lieu de cela, beaucoup de groupes se forment, s’accusant mutuellement de sectarisme. Bien entendu, tout cela repose sur des malentendus ; il faut donc se rassembler le plus possible autour de projets et des activités communes.

Bizarrement également, l’idée européenne ne fait pas recette auprès de nos jeunes. Ils n’ont rien contre, mais ils n’ont pas l’enthousiasme des générations précédentes, lorsque la construction européenne suscitait les espoirs d’un monde meilleur. L’Europe semble plus un fait acquis qu’un projet. Ils reconnaissent toutefois qu’ils ne la connaissent pas vraiment bien, les échanges culturels entre nations étant à leur avis trop restreints. J’ai aussi le sentiment que leur regard va plus loin : à l’heure de la mondialisation, l’Europe semble bien petite, et leur horizon s’est considérablement élargi. Ici, à Phnom Penh, bien des cultures se mélangent avec leur lot de découvertes et de promesses d’aventures.

Un grand merci à Raphaël Poutignat, directeur du centre, et aux étudiants de NEOMA que j’ai pu rencontrer dans des moments d’agréables conversations : Othman Abichmou, Raphaëlle Boulevart, Sarah Mpokfuri, Justine Tannières, Inès Trabelsi, Benjamin Turlay. Je leur souhaite bonne chance pour la suite et qu’ils conservent l’ardeur qui les anime au service des autres !

Louis Dizier

NB    Soutenez les programmes d’accompagnement des enfants à la scolarité et à la formation en visitant les sites suivants :

https://www.helloasso.com/associations/esc-sans-frontieres

https://education.enfantsdasie.com/

compte-rendu de lecture: coup de cœur sur les nombres premiers

Par Louis Dizier

Apostolos Doxiadis Oncle Petros et la conjecture de Goldbach,

Christian Bourgois éditeur, 1999

Souvent, chez l’homme de science, l’exploration se confond avec le sentiment du poète. En atteste le beau livre d’Apostolos Doxiadis qui nous invite à un voyage dans la galaxie des nombres premiers. Ceux-ci ne sont pas seulement les éléments de base des nombres entiers, ils sont la materia prima de l’univers mathématique. Mais comment admettre que leur succession ne soit déterminée par aucune loi ? L’absence apparente de tout principe infaillible pour leur distribution ou leur succession tourmente les mathématiciens depuis des siècles et rend particulièrement fascinante la théorie des nombres.

les nombres premiers fascinent parce qu’il n’existe aucune distribution  régulière,  aucun procédé par lequel on part d’un nombre premier pour aboutir au suivant, parce qu’ils sont un infini non prévisible, contrairement à la suite des nombres entiers, parce qu’il est très difficile, au-delà d’un certain seuil, de savoir si un nombre est premier ou non, de trouver le moyen de calculer combien il y a de nombres premiers inférieurs à un nombre donné n, parce que certains ont des propriétés insolites et aussi parce qu’ils sont utilisés dans le cryptage des messages secrets. Bref, ils sont souvent qualifiés de mystérieux dans les fantasmes et les rêveries des mathématiciens poètes, à l’instar du « Geheimnisvolle » d’Einstein. D’aucuns aimeraient voir dans les nombres premiers une galaxie pleine de trous noirs et de naines blanches, plutôt qu’un morne désert de Gobi avec de temps un caillou un peu plus lisse et poli que les autres.

Le narrateur utilise un procédè assez classique en littérature ( et au cinéma) qui consiste à incruster un personnage imaginaire dans une histoire bien réelle au milieu de personnages  qui ont bien existé. Il nous livre une étonnante biographie de son oncle Petros Papachristos ( personnage fictif), enfant prodige, né en 1895 dans une famille d’entrepreneurs athéniens.

Pour le jeune homme, un mathématicien moyen est une tragédie ambulante. Il veut laisser à la postérité une empreinte égale à ceux dont on a érigé une statue dans l’empyrée mathématique, les Thalès, les Euclide, les Newton, les Galois. Il redoute par-dessus tout que son nom soit signalé à la postérité par une note en bas de page, comme tant d’autres qui furent pourtant en leur temps de brillants mathématiciens. La médaille Fields d’argent, ça n’existe pas. En mathématiques il n’y a de place que pour la lumière ou la nuit.

Comment devient-on un grand mathématicien ? C’est simple, il suffit de résoudre un grand problème mathématique. Or, en ce début de vingtième siècle, trois d’entre eux restent en suspens : l’hypothèse de Riemann, le dernier théorème de Fermat et la conjecture de Goldbach. Son choix se portera sur le troisième. Cette conjecture, on la trouve formulée pour la première fois en 1742 dans une lettre que le mathématicien allemand Christian Goldbach adresse à son collègue suisse Leonhard Euler. Selon lui, tout nombre entier pair supérieur à deux est la somme de deux nombres premiers : 4=2+2, 6=3+3, 8=5+3, 10=5+5 etc. Mais encore faut-il le prouver. Euclide ayant déjà donné la preuve au 3ème siècle avant JC que les nombres premiers sont à l’infini, il est impossible de procéder au cas par cas.

Voilà donc le jeune homme introduit au Trinity College de Cambridge auprès de trois grands spécialistes de la théorie des nombres, les Anglais Hardy et Littelwood, et l’Indien Srinavasa Ramunujan. Pour les deux premiers, il va de soi que la conjecture de Goldbach s’applique à l’infini, mais le chercheur indien instille le doute : selon lui, elle est probablement inapplicable pour des nombres très élevés. Il n’en faut pas plus à Petros Papachristos pour tenter de faire rendre gorge à cette énigme. Il lui consacrera toute sa vie.

Commence alors pour lui l’exploration de l’insondable mystère des nombres premiers. Beaucoup d’entre eux ne sont séparés que par un entier : 5 et 7, 11 et 13, 41 et 43, 9857 et 9859 et ainsi de suite, la plus grande valeur connue étant à ce jour 835 33539014 +/-1. Mais il arrive parfois que deux nombres premiers consécutifs soient séparés par des millions d’entiers non premiers. Allez-y rien comprendre…

Convaincu qu’en mathématiques il n’y a pas de place pour les ignorabimus, Petros mène désormais la vie repliée des savants austères, fuyant ses collègues et se coupant progressivement de toute vie sociale. Il s’aide d’abord de la méthode analytique développée par les mathématiciens français Hadamard et La Vallée-Poussin. Mais il finit par lui tourner le dos, la qualifiant de méthode à la mode (car en mathématiques, comme partout, il y a des modes). Il lui préfère la méthode géométrique, plus traditionnelle. Des années durant, il disposera inlassablement des quantités phénoménales de haricots secs sur le plancher de sa chambre, tantôt en rectangles de deux colonnes pour les nombres pairs, de plusieurs rangées et colonnes pour les nombres impairs, tantôt en une seule rangée pour les nombres premiers. Mais là encore la méthode se révélera infructueuse, et les haricots termineront en cassoulet.

Sans trouver le Saint Graal, Petros fait toutefois des avancées notables, mettant au point des résultats intermédiaires, notamment le théorème des partitions. Pas de quoi pavaner pour autant, tant que le problème initial n’a pas été résolu : ce qui compte, c’est le but ultime…Il se garde bien de publier ses résultats pour ne pas mettre le pied à l’étrier à un potentiel rival. Mal lui en prend : un mathématicien autrichien le coiffe sur le poteau en publiant avant lui son théorème. S’étant coupé de la communauté des chercheurs, Petros n’avait pas vu venir le danger.

Cette première déconvenue amorce un long déclin. Petros sait que le temps lui est compté. En mathématiques comme en sport, il faut être jeune pour réussir. Le temps, qui détruit la vigueur de l’esprit autant que celle du corps, est un ennemi redoutable.

Il retrouve un calme relatif en pratiquant le jeu d’échecs mais ne s’avoue pas pour autant vaincu. On n’abandonne pas si facilement ses amis les nombres. Au fil des ans, il a développé une familiarité certaine avec eux, connaissant leurs particularités, bizarreries et anomalies. 13 est une espèce de gnome bondissant aux allures de farfadet, tandis que 8191 se présente sous les traits d’un gavroche parisien avec son mégot planté au coin des lèvres. Mais les nombres non premiers sont en embuscade : 333 lui apparaît souvent comme un gros bonhomme malpropre, tandis que presque toutes les nuits le couple diabolique de 2100 (c’est-à-dire 299 et 299) fait son apparition, se présentant sous les traits de deux ravissantes jumelles monozygotes à taches de rousseur et à prunelles sombres peuplant ses rêves de funestes présages.

En effet, un cancer moral ronge Petros de l’intérieur. Jusqu’à  présent, il croyait dur comme fer à la notion de complétude des théories mathématiques, selon laquelle toute proposition juste est démontrable ; cette notion n’était pas prouvée, mais personne ne doutait qu’on y parviendrait un jour. Mais voici qu’un beau jour un étudiant surdoué, Alan Turing, lui apprend que le mathématicien autrichien Kurt Gödel (dont Petros connaissait vaguement le nom) a prouvé le contraire : les théories mathématiques ne sont pas complètes. Autrement dit, quels que soient les axiomes admis, toute théorie des nombres contiendra obligatoirement des propositions indécidables, exactes mais impossibles à prouver. A ce moment le sol se dérobe sous les pieds de Petros. Le théorème de l’incomplétude de Gödel met fin à ses propres certitudes : il n’y a pas d’ignorabimus en mathématiques. Pire encore : et si le théorème de l’incomplétude s’appliquait à son propre problème ? La conjecture de Goldbach serait-elle indémontrable ? Petros veut en avoir le cœur net et fait le voyage pour rencontrer Gödel afin de lui poser la question qui le taraude : existait-il un moyen de déterminer si son théorème s’appliquait à une hypothèse donnée ? La réponse de Gödel lui glace le sang : on ne peut déterminer a priori quelles propositions sont démontrables et lesquelles sont indémontrables. Toute proposition non démontrée peut être indécidable.

Autrement dit, le théorème de Gödel n’a pas valeur de couperet, mais de menace imprécise. Aussi longtemps que le problème n’était pas démontré, il n’existait aucun moyen de savoir si la démonstration était irréalisable ou simplement très difficile. Alan Turing le prouvera d’ailleurs par la suite.

Suite à ces révélations, l’état mental de Petros se dégrade peu à peu. Titulaire d’une chaire de mathématiques à l’université de Munich, il est obligé de rentrer en Grèce en 1940 lorsque les puissances de l’Axe entrent en guerre contre son pays. Il abandonne toute recherche et termine sa vie dans une maison de campagne de la région d’Athènes, occupant ses journées à des travaux de jardinage.

Cette déchéance suscite des interrogations et des réprobations. Dans le cercle familial, Petros est désigné comme l’exemple à ne pas suivre. Pour le père du narrateur, c’est un raté qui n’a pas compris que « le secret de la vie, c’est de se fixer des buts accessibles ». Dans la communauté scientifique, des soupçons naissent : Petros a imputé son désastre à l’incomplétude mathématique qui aurait rendu la conjecture de Goldbach impossible à prouver. Mais jamais aucun mathématicien auparavant n’avait sérieusement attribué son échec à une démonstration du théorème de l’incomplétude. L’excuse est un peu facile, ces raisins sont trop verts. Pour beaucoup, Petros avait surestimé ses capacités, et la notion d’indécidabilité n’était qu’une supercherie pour excuser sa débâcle.

Le narrateur, plus enclin à la tendresse vis-à-vis de son oncle (même s’il lui était arrivé de le haïr) opte pour une hypothèse métaphysique : l’incompétence, la fatigue et le désenchantement n’auraient pas été les causes de la renonciation mais plutôt l’effroi avant le grand saut dans l’inconnu et l’apothéose finale. Il se rappelle ce que lui avait dit Samy, son cothurne lorsqu’il était étudiant en mathématiques, sur le danger d’approcher de trop près la vérité sous sa forme absolue. Cela expliquerait pourquoi Pascal et Newton avaient abandonné les mathématiques pour la théologie

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Peut-être finalement est-ce à la philosophie de reformuler les données du problème. Pour Kant, la connaissance suppose à la fois l’intuition et le concept. L’intuition, au sens où il l’entend, se produit lorsqu’un objet s’inscrit dans les limites de l’expérience telles qu’elles sont cadrées par l’espace et le temps. Mais cela ne suffit pas : il faut appliquer à cet objet un concept qui permette de le comprendre : « un concept sans intuition est un concept vide, une intuition sans concept est une intuition aveugle ».

Tout le problème maintenant est de savoir dans quelle mesure ces définitions s’appliquent aux objets mathématiques. Beaucoup de ceux-ci s’inscrivent bien dans les cadres de l’intuition tels qu’ils sont énoncés par Kant (je peux me figurer un triangle et le tracer), mais certains leur échappent. Ce sont des objets transcendants dans la mesure où ils sont infinis. Le génie mathématique a su domestiquer l’infini en le représentant par un symbole commode (∞) ; mais une chose est de poser cet objet et une autre de l’explorer. Certes il arrive que certaines fulgurances de l’esprit soient d’authentiques épiphanies d’où jaillissent théorèmes et formules, avec une mise en présence de l’immédiat sans passer par les intermédiaires (c’était le cas pour Ramanujan), mais saisir l’infini dans sa globalité comme une totalité analytique est chose impossible.

Le grand mérite de Kant est de nous avoir invités à bien distinguer bornes et limites. La science progresse et repoussera sans cesse les bornes de la connaissance (on connaîtra toujours plus de nombres premiers et de décimales du nombre π), mais il y a des domaines où l’homme restera à jamais limité car ils sont au-delà de son expérience sensible. Aucun savant n’apportera jamais la preuve de l’existence de Dieu. Dieu peut être objet de pensée, de croyance mais pas de connaissance. Pour autant, je peux m’en faire une idée utile pour la morale, exactement comme les mathématiciens peuvent se faire une idée utile de l’infini à travers des conjectures. Tout le mystère de Petros Papachristos est là : son esprit arrive aux confins des bornes et des limites. La philosophie kantienne trace une ligne de démarcation entre les deux et nous invite à la respecter ; mais cette sagesse s’accommode-t-elle de la nature de l’homme, de son hybris (à l’instar de Petros où se mêlent passion de connaître et désir de gloire), mais aussi hélas de son obscurantisme qui veut nous faire prendre une croyance pour une connaissance, ou plus insidieusement de ses idéologies qui, en cherchant à se faite labelliser par la science, prétendent à ce qu’on les prenne pour des vérités ?

Louis Dizier

P.S  Il faut distinguer conjecture de Goldbach faible ( tout nombre impair supérieur ou égal à 5 peut s’écrire comme la somme de trois nombres premiers) et conjecture de Golbach forte (tout nombre pair s’écrit comme somme de deux nombres premiers) qui implique la conjecture faible. En revanche,  la conjecture faible n’implique pas la conjecture forte. La preuve de la conjecture faible a été achevée en 2013 par le mathématicien péruvien Harald Helfgott (à l’époque à l’ENS Ulm). Son article n’a pas encore été accepté pour publication dans une revue, mais beaucoup de mathématiciens pensent que sa preuve est correcte.  

Deuxième séance du Café culturel Lundi 10 décembre La mémoire est-elle la force des peuples ?

                                           La mémoire est-elle la force des peuples ?

Conseil méthodologique : un sujet simple en apparence sous la forme d’une question totale (celle à laquelle on répond par OUI/NON). Mais il y a des écueils à éviter :

-La question n’est pas de savoir ce qui fait en soi la force des peuples. L’étudiant qui répondrait : ce n’est pas la mémoire qui fait la force des peuples, mais leur puissance économique, leur dynamisme démographique, leur influence géopolitique etc. serait totalement hors sujet.

-La question est de savoir si la mémoire est l’élément clé de la force des peuples. Il faudra alors préciser ce qu’on entend par mémoire. Il s’agit évidemment de mémoire collective, mais sous quelles formes ? quels supports ? Est-elle libre ou instrumentalisée, consciente ou inconsciente etc. La complexité et la multiplicité des formes de la mémoire collective sont l’une des difficultés du sujet.

-Autre terme qui peut poser problème : qu’entend-on par la force des peuples ? Parle-t-on de leur grandeur ?Toutefois les mot « force », « grandeur » ne sont pas dénués d’ambiguïté et on ne peut faire l’économie de cette difficulté. Il faudra également définir le mot « peuples ».

-Ménager une progression qui nous amènera du plus évident au plus subtil. Bien-sûr la mémoire, à bien des égards, fait la force des peuples, l’amnésie étant la pire des choses. Mais l’hypermnésie comporte également des risques potentiellement mortels.

-Dès lors on pourra se demander dans une troisième partie à quelles conditions la mémoire est un facteur de liberté et non d’aliénation pour un peuple.

Attention, il s’agit d’un sujet de culture générale de Sciences Po (Bordeaux). Il est indispensable de faire des références à l’actualité même immédiate.

 

Qu’est-ce qu’un peuple ?

Avant de s’interroger sur les enjeux de la mémoire, il faut se demander comment des peuplements disparates ont fini par s’agglomérer et former un peuple.

Pour qu’il y ait un peuple il faut qu’il y ait :

  • un territoire : il y a des peuples sans territoire, mais c’est rare.
  • une langue, même s’il peut y avoir au sein de ce même peuple des élément allogènes et allophones.
  • une culture, on y reviendra.
  • une histoire, celle des ancêtres, souvent célébrée par la tradition orale.

Maintenant on peut se poser la question :  quelle est la différence entre un État, un peuple, une nation ? L’ État est l’ensemble des institutions politiques, juridiques, militaires, administratives économiques qui organisent une société lorsqu’elle a atteint un certain degré de développement. Il définit un espace public, une « chose publique » commune à tous.

La nation est la construction idéologique du peuple. Le fondement de la nation réside d’une part dans la volonté de se reconnaître dans une communauté de valeur et de destin censée forger une identité, d’autre part dans l’idée de souveraineté. Alors que l’appartenance à un peuple est naturelle, l’appartenance à une nation relève de la culture, dans la mesure où elle suscite des interrogations : comment je me définis et me reconnais en tant que Français, Allemand, Anglais ?  Contrat vertical ensuite : le peuple accepte de se soumettre à un souverain mais sous certaines conditions, car le véritable souverain c’est lui. Dans la nation, la souveraineté appartient au peuple et à lui seul. Donc l’idée de nation est beaucoup plus récente que la réalité de l’existence d’un peuple, elle émerge au 18ème siècle, préparée par les théories du contrat qui apparaissent dès la Renaissance.  Toutefois, elle a été précédée par l’émergence d’un sentiment national qui lui est bien antérieur. C’est l’un des sujets de prédilection des historiens de se demander quand est né le sentiment national français ou anglais ou américain. Entre les deux guerres l’historien jacques Bainville affirmait que l’acte de naissance du sentiment national français, c’est la bataille de Bouvines que Philippe Auguste remporte en 1214 contre les Plantagenet considérés désormais non plus comme des vassaux du roi de France mais des occupants anglais. Une nation se construit en effet contre l’autre car l’intérêt d’un peuple n’est qu’un intérêt particulier au regard des autres peuples.

Pour la commodité de l’exposé on confondra les notions de peuple et de nation qui sont très proches, hormis quelques nuances qui les séparent.

Ces précisions terminologiques étant faites, on peut maintenant se poser la question du rôle de la mémoire dans la vie d’un peuple.

 Les enjeux de la mémoire

On a vu qu’à la base d’un peuple, il y a sa culture au sens large, à savoir une certaine forme d’organisation sociale et politique, des coutumes qui se transmettent avec le temps et qui sont plus ou moins entérinés par les lois, une religion, une littérature un folklore etc. La culture d’un peuple est un réservoir inépuisable qui alimente sa mémoire et vice-versa. Il ne peut lui échapper car elle lui est consubstantielle. Prenons l’exemple de la religion : le croyant, qu’il soit bouddhiste, juif, chrétien musulman répète inlassablement les épisodes de la vie de Bouddha, de Moïse de Jésus ou de Mahomet. Et quand bien même nous serions athées, chacun, chacune d’entre nous porte en lui ou en elle deux mille ans de civilisation classique et judéo-chrétienne qui nous ont transmis des valeurs qui perdurent car, selon la formule de l’historien Fernand Braudel, les civilisations sont des continuités : par exemple l’homme occidental sait tout ce qu’il doit aux Grecs et aux Romains. Il est attaché à la démocratie, au droit, à la loi. Et il est attaché aux valeurs morales issues des religions monothéistes.

Mais surtout nous ne voulons pas échapper à cette mémoire car elle est la marque même de notre identité, elle est notre culture, surtout quand on passe de l’idée de civilisation à l’idée de nation, plus restreinte.

A l’origine de toute culture nationale, on trouve un imaginaire collectif qui puise dans les mythes. Certains de ces mythes sont fondateurs :  l’Iliade pour les Grecs, l’Enéide de Virgile pour les Romains (Troie renaît de ses cendres avec la fondation de Rome). Ces mythes nous ont été transmis par la tradition orale puis par les épopées.

Ensuite, lorsqu’on rentre dans la période historique des peuples, le récit prend le relais de la mémoire orale, puis la littérature et enfin l’histoire au sens scolaire et universitaire du terme.

Toutefois la tendance naturelle des peuples est de mythifier leur histoire, pour se donner une gloire nationale, mais aussi pour des raisons sentimentales et idéologiques. La mémoire plus ou moins manipulée ou instrumentalisée se met au service des passions nationales.

Quelques exemples : l’un des temps forts de l’histoire de France c’est le baptême de Clovis, événement inlassablement raconté car il confère au peuple de France son identité chrétienne.

La glorification des rois mérovingiens ne s’arrête pas là : l’historien François Furet nous explique que pendant des siècles on s’est passionné pour eux car c’est d’eux qu’est née l’épopée de la chevalerie et partant de l’idéologie aristocratique qui a perduré jusqu’à la Révolution française. Autrement dit, aussi surprenant que cela puisse paraître, les Français avaient alors la passion de l’inégalité. L’Ancien régime développe une idéologie profondément élitiste et inégalitaire. La noblesse est l’ordre le plus prestigieux de la nation et tout le monde veut être noble, pour avoir les privilèges de cet ordre, ne pas être taillable et corvéable à merci et bien d’autres choses encore. Molière se moque du bourgeois qui donnerait volontiers une partie de sa fortune pour s’appeler Monsieur de la Souche parce qu’il a une souche dans son jardin

Tout s’inverse avec la Révolution française : oubliée l’épopée des Mérovingiens, la passion de l’inégalité cède soudain la place à la passion inverse : celle de l’égalité. Et elle reste encore une des grandes passions françaises pour ne pas dire la grande passion française. On retrouve dans certaines mouvances des gilets jaunes le souvenir des sans culottes. On remet à l’ordre du jour les cahiers de doléances, on parle de marcher sur l’Elysée comme jadis on allait marcher sur Versailles, on veut la tête de Macron comme jadis on voulait celle du roi. On réclame la suppression de l’ISF comme on réclamait jadis la suppression des privilèges.  Seule différence notoire : les sans culottes étaient des jacobins parce qu’alors la sociologie de Paris était essentiellement populaire, tandis que les gilets jaunes viennent plutôt d’une mouvance provinciale et girondine ils se sentent les grands oubliés du développement économique, condamnés à vivre dans des territoires oubliés. La Révolution française est donc l’acte fondateur de la France moderne, à tel point que François Furet nous dit qu’elle n’est pas terminée et qu’elle continue à hanter nos esprits. L’insurrection des gilets jaunes lui donne raison, et peut être le pouvoir aurait-il dû comprendre que l’inégalité est une idée insupportable aux Français. Les Anglo-saxons vénèrent l’inégalité, pour eux l’argent est signe d’élection. Les Français la détestent, non qu’ils méprisent l’argent mais pour eux les profits sont faits pour être partagés.

Il y a donc à travers la mémoire collective une psychologie des peuples qui se cristallise autour des moments clés de leur histoire

Autre exemple : parlons de la révolte des bonnets rouges, celle de …1675, lorsque le ministre des finances du roi avait augmenté la gabelle, l’impôt sur le sel. Pour les Français de l’époque, le sel était l’équivalent de l’essence pour les Français d’aujourd’hui, une dépense contrainte. Le slogan des paysans était alors : vive le roi, à bas la gabelle !

La révolte des bonnets rouges bretons de 2013 contre l’écotaxe fait figure de résurgence de celle de 1675. Ce n’est pas une mémoire explicite ; les Bretons ne se sont pas dit : on va faire comme en 1675, mais c’est une mémoire diffuse, on pourrait dire une mémoire culturelle. L’historien Michel Winock parle de fièvre hexagonale : la société française est rattrapée par ses vieux démons (le recours à la violence dans les rapports de force), alors que dans d’autres pays, les conflits sont réglés par la négociation avec les corps intermédiaires, notamment les syndicats

La mémoire comme support du patriotisme : le roman national

Le patriotisme disait de Gaulle, c’est l’amour des siens. Tout à l’heure, on parlait d’un pacte horizontal, du sentiment d’appartenance à la nation. Ce pacte doit être entretenu, il a besoin de symboles qui lui sont fournis par le récit des heures plus ou moins glorieuses de l’histoire. C’est ainsi que dès les débuts de la Troisième République, après la cinglante défaite de 1870 et jusqu’à la fin de la Quatrième a fleuri une littérature d’un genre nouveau qu’on a appelé par la suite le roman national : la mémoire au service du patriotisme. Dans les écoles, pour servir de base à l’apprentissage de la lecture, on apprend à cette époque les pages les plus édifiantes de l’histoire de France : Clovis et le vase de Soissons, Charles Martel vainqueur des Arabes à Poitiers, Saint Louis faisant la justice sous son chêne à Vincennes,  Jeanne d’Arc  remettant  en selle le roi de France et  reprenant la ville d’Orléans, Louis XI et ses cages de fer, la  bataille de Fontenoy présentée comme une guerre en dentelles  ( « messieurs les Anglais tirez les premiers » ), la prise de la Bastille, l’épopée napoléonienne, les heures sombres de la guerre de 70 avec le siège de Paris, la victoire des poilus à Verdun, la Résistance avec le général de Gaulle etc. etc.

Tous ces épisodes forment le récit national ou le roman national. Celui-ci maintient la cohésion d’un peuple à travers son histoire, une histoire revisitée, une histoire mythifiée dont le but premier est de créer une fierté nationale.

Un best-seller, maintenant oublié, a traversé le 19ème siècle : les Romans nationaux d’Erckmann-Chatrian raconte la force du bon peuple de France à travers les épreuves qu’il a dû traverser. Lisons les premières lignes de l’avertissement au lecteur, car elles ont éloquentes : « Le succès éclatant de ces bons livres est un des meilleurs signes de notre temps. Il prouve que le muse de l’histoire vraie parle encore à tous les cœurs. Il prouve aussi que l’amour de la patrie et de la famille, que le développement des sentiments nobles, que le dévouement aux grandes idées de progrès, de justice et d’humanité ont des échos dans toutes les consciences. Il nous enseigne que si l’âme de la France peut parfois s’endormir, elle s’éveille toujours au premier cri des esprits généreux. Jamais plume n’a été tenue d’une main plus ferme et plus honnête que celle qui a tracé les admirables, les glorieux, les poignants récits qui se déroulent dans les quatre livres que nous réunissons sous le titre de Romans nationaux ».

Pourquoi le terme de roman et non celui de récit, dans le mesure où rien de la grande histoire n’est inventé, les faits sont scrupuleusement respectés ? D’abord c’est une histoire édifiante, à travers les hommes et les femmes du peuple, à travers les acteurs secondaires qui sont souvent imaginés. Mais surtout le terme de roman nous invite à une identification propre à l’alchimie romanesque : nous vivons à travers ces personnages et ces personnages vivent à travers nous. Nous rejouons passionnément leur épopée qui devient notre histoire commune.

Ce roman national, édifiant à souhait, peut faire sourire, mais il nous marque quand-même de son empreinte en tentant de développer une grande idée :  c’est que le peuple de France est foncièrement bon, et que c’est à travers les épreuves qu’il manifeste sa bonté et son patriotisme. Par exemple les auteurs ne font pas l’éloge des guerres de conquête de Napoléon, mais mettent en scène la bravoure du peuple lorsque le territoire national sacré va être envahi par les armées ennemies (Le Volontaire de 92, Le Conscrit de 1813).

D’autres supports de la mémoire collaborent à cette foi dans la nation : les cartes de France dans chaque classe de l’école élémentaire vantant l’empire colonial français, et dans les foyers les fameuses images d’Epinal : la bataille de Wagram, les adieux de Fontainebleau deviennent ainsi des épisodes célèbres de la geste nationale.

Maintiennent également la fierté d’une nation à travers sa mémoire ses statues sur les places publiques , ses monuments, l’architecture de ses villes,  ses musées. Le touriste qui se rend à Vienne et qui visite le Musée de l’histoire de l’art, est étonné d’y trouver une gigantesque collection plus riche encore que celle du Louvre. Ce musée, voulu par l’empereur François Joseph pour célébrer le gloire de la monarchie bicéphale (Autriche-Hongrie), témoigne que Vienne était au centre d’un immense empire, celui des Habsbourg. Les Autrichiens se consolent de la perte de leur puissance par la richesse de leur culture. Elle est un lieu de mémoire

Les Français, il faut bien le dire, n’ont pas une histoire aussi glorieuse que celle des Anglais qui ont inventé la démocratie moderne, conquis le plus vaste empire au monde, triomphé des Allemands pendant la seconde guerre mondiale. Les Anglais ont eu Churchill, les Français de Gaulle pour faire oublier Pétain. Mais finalement Les Français sont un peuple qui ne s’aime pas. Ce qui fait dire à certains qu’il faut restaurer dans les écoles le roman national ; apprendre l’histoire de France, non pas selon les discours froids des historiens et des professeurs , avec de surcroit  des programme qui ne respectent plus la chronologie ( les écolier ne connaissent plus guère leur histoire de France), mais une histoire à la Erckman-Chatrian, affective, sentimentale, édifiante pour revivre en quelque sorte l’épopée du peuple de France. Evidemment cela pose problème. Dans une France de plus en plus cosmopolite, il est difficile de dire « nos ancêtre les Gaulois », mais certains disent que ce n’est pas grave, le roman national a pour but d’inscrire la mémoire nationale dans le cœur même des enfants quelle que soit leur origine. C’est en quelque sorte un acte d’adhésion à la communauté nationale. Ensuite, au lycée, puis à l’université, ils apprendront l’histoire de manière plus objective et plus critique.

L’historienne Mona Ozouf plaide en faveur de ce roman national. Un peuple sans mémoire est pour elle un peuple sans avenir. La b.a.-ba de l’estime de soi c’est de connaître son passé et se s’intéresser à lui. C’est vrai pour les peuples comme pour les individus. Pour elle, cette connaissance donne le surplomb nécessaire pour mieux comprendre le présent et envisager l’avenir avec confiance et en connaissance de cause. Mieux vaut selon elle un bon surplomb que les fausses transcendances où s’engouffrent certains jeunes en quête de sens à donner à leur existence.

On peut donc faire l’éloge de la mémoire comme support du patriotisme qui est l’amour des siens.

En revanche, là où la mémoire devient dangereuse, c’est quand elle devient le support du nationalisme qui est cette fois-ci la haine des autres. C’est ainsi que de Gaulle faisait la différence entre patriotisme et nationalisme

La mémoire comme ressort du nationalisme, ou la haine des autres

L’histoire des peuples est faite de guerres et de revanches. 1870 est la revanche des Prussiens humiliés par Napoléon à Austerlitz. 1918 est la revanche de 70. 1940 celle de 1918 : Hitler fait brûler le wagon où a été signé l’armistice de 11 novembre 1918 à Compiègne.

1914 c’est la guerre des nationalismes, l’Empire allemand voulant rivaliser de puissance avec l’empire anglais.

Le nationalisme est l’arme préféré des régimes totalitaires, il consiste à détourner les ressentiments et les frustration nationales en faisant de l’autre le bouc émissaire de tout ce qui ne va pas dans le pays, et en resserrant les liens autour du leader charismatique.

C’est pour cela que la construction européenne est quelque chose de très novateur ; les nations européennes, qui jusqu’alors se faisaient la guerre, ont décidé de se réconcilier non pas par des paix précaires visant à instaurer des équilibres fragiles entre nations rivales, comme ce fut le cas avec les traités de Vienne et de Versailles, mais par la volonté de se réconcilier en affirmant une communauté de valeurs, les quatre piliers de l’Europe étant la paix, la démocratie, la prospérité et la solidarité.

Du bon et du mauvais usage de la mémoire  

Un peuple doit regarder son histoire en face avec lucidité et sans complaisance. L’amnésie à géométrie variable, souvent organisée par les États peu respectueux des droits de l’homme, est une catastrophe. Le mauvais exemple c’est la Turquie  et la négation du génocide arménien. Le bon exemple c’est l’Allemagne. La force du peuple allemand c’est d’avoir fait un important travail de mémoire et d’inventaire. A travers sa mémoire un pays doit reconnaître ses vieux démons et les mettre à distance. Le problème c’est que les témoins des époques sombres disparaissent peu à peu, il faut donc entretenir la mémoire chez les jeunes générations. La montée en puissance de l’AFD en Allemagne (Alternative für Deutschland), qui compte beaucoup de jeunes dans ses rangs,  est préoccupante car le parti comporte de nombreux éléments xénophobes et racistes.

Un peuple doit se garder également de la nostalgie et de la tentation du retour en arrière : la nostalgie des empires perdus est un étrange retour du refoulé caractérisant le vingt-et-unième siècle naissant ; mais Erdogan ne ressuscitera jamais l’empire ottoman,  Poutine l’empire russe ou soviétique. Toutefois le cas de la Chine est très inquiétant car il est évident qu’à travers les routes de la soie, cette puissance montante et bientôt dominante  veut instaurer un empire d’un nouveau genre à travers un leadership dont les trois piliers seraient la mondialisation, la technologie et la financiarisation de l’économie

Dans le même ordre d’idée, un peuple doit se garder de l’esprit de revanche. Il faut savoir pardonner. Mais le pardon n’est possible que quand il y a un inventaire. Le bon exemple c’est l’Afrique du sud. Par les commissions « vérité et réconciliation », voulues par Nelson Mandela et Desmond Tutu, la nation zoulou est entrée dans le cadre plus large de la nation arc-en-ciel sans perdre son âme et sa culture, et avec sa dignité retrouvée. Le mauvais exemple c’est l’oubli volontaire du passé, car les victimes et leurs descendants  n’oublient jamais. L’amnistie n’est pas une bonne chose non plus, car la grâce collective est une forme d’oubli ; on veut tourner la page, mais les victimes ont besoin de la reconnaissance des souffrances qu’elles ont endurées.

Un peuple ne doit pas plus ruminer son passé, ce qu’on pourrait appeler l’hypermnésie, poison qui l’empêche d’avancer et de se construire un avenir.  La défaite des Serbes contre les Turcs  à Kossovo Polié  en 1389 a été l’un des carburants de la guerre de Yougoslavie. Il faut toujours s’attendre à de violents retours de manivelle, dès lors que la mémoire prend la forme d’un éternel ressassement.

En conclusion, on pourrait dire que la mémoire, tantôt paresseuse, tantôt hyperactive joue bien des tours aux peuples. Elle reste très vivace chez les petites nations qui redoutent de perdre leur culture dans le tourbillon de la mondialisation ; elles puisent en elle une indéniable force de cohésion sociale et politique. Par la mémoire de leur grandeur passé les grands empires déchus tentent de rejouer l’histoire. En revanche elle est plus défaillante chez les grandes démocraties modernes qui voudraient s’affranchir du fardeau d’une mémoire encombrante pour ne s’intéresser qu’à l’avenir. Mais dans son ouvrage L’actualité du passé l’historien et journaliste Jean-Noël Jeanneney nous rappelle fort opportunément que les défaillances de la mémoire collectives conduisent à nous sentir démunis face aux événements du présent (qu’il appelle « les mouvements clinquants de l’instantané »). On les redoute parce qu’on les pense originaux, qu’ils se cherchent et qu’on ne sait pas trop où ils vont nous conduire. Mais notre présent est moins neuf qu’on le croit, et la force d’un peuple est de tirer les leçons de son passé à travers une mémoire vivante qui permet de comprendre le passé, de le mettre en perspective avec le présent, et de construire le futur en connaissance de cause.

Louis Dizier

Le consentement à l’impôt

Par Louis Dizier

Lithographie par Daumier 1869

La révolte des bonnets rouges en 2013 et celle toute récente des gilets jaunes (encore en cours) plongent leurs racines profondément dans le pays. Elles révèlent le paradoxe français : des citoyens qui demandent toujours plus d’Etat mais dont le consentement à l’impôt diminue vertigineusement dans les sondages, alors qu’il était assez haut.

A quoi sert l’impôt direct et indirect ? Il sert à payer les fonctionnaires qui assurent les services publics et les missions régaliennes de l’Etat (éducation, santé, défense, sécurité intérieure etc.) dans les trois fonctions publiques nationale, territoriale, hospitalière. Il permet également une redistribution d’une partie des richesses produites en faveur des classes les plus défavorisées, au nom des principes de justice et de solidarité. Il abonde aussi une partie importante du budget pour le service d’une dette qui dépasse maintenant les 2000 milliards d’euros. Enfin il est un instrument d’incitation auprès des acteurs économiques pour qu’ils adoptent des comportements jugés vertueux au regard des politiques publiques.

Bien souvent les fonctionnaires sont pris pour cibles et rendus responsables de tout ce qui ne va pas dans le pays : « trop de fonctionnaires payés à ne rien faire », « il faut dégraisser le mammouth », « non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite ». Trop de fonctionnaires ? Soit, mais alors il faut accepter que les enfants travaillent dans des classes surchargées, que les services hospitaliers soient saturés, qu’il y ait moins de gendarmes pour assurer la sécurité et moins de douaniers pour intercepter les marchandises prohibées aux frontières.  On parle aussi de diminuer le nombre de députés et de sénateurs, mais la mesure est jugée dangereuse par certains : l’affaiblissement des corps intermédiaires  risquerait en effet d’isoler encore plus le pouvoir de la base.

Toutefois le fait nouveau est le ressenti des Français. Les contribuables acceptaient jusqu’à présent de financer un Etat coûteux à condition que les services publics fonctionnent. Or ils sont de plus en plus nombreux à trouver (à tort ou à raison) que l’éducation nationale fonctionne mal, que l’ascenseur sociale est en panne, que les services de santé jadis exemplaires se dégradent, que les collectivités locales subissent le désengagement de l’Etat.

L’impôt est également un formidable instrument de redistribution, garante de la paix sociale et du pacte républicain (« égalité et fraternité »). Les aides sociales permettent aux citoyens défavorisés de garder leur dignité et leur rang dans la société.  Mais peu à peu s’installe une suspicion : est-ce que l’Etat ne voudrait pas reprendre d’une main ce qu’il accorde de l’autre en taxant par exemple les retraités et les usagers de la route captifs du diesel ? Là encore le ressenti des Français s’oppose à tous les arguments du gouvernement mettant en avant les mesures prises pour la hausse du pouvoir d’achat.

Autre usage : l’impôt est censé être un levier d’incitation pour changer les comportements. C’est ainsi que la fiscalité des carburants devait inciter les ménages à renoncer à rouler au diesel, polluant et nocif pour la santé.

Ce faisant le gouvernement s’en est pris à deux passions françaises : la passion de l’égalité et la passion pour l’automobile.

Les Français qui vivent dans des zones enclavées ne sont pas près de renoncer à leur voiture, seul lien qui assure une relative continuité territoriale. Et même s’il y a des primes à la reconversion, ils n’ont pas les moyens de changer leur véhicule polluant contre un véhicule électrique, par ailleurs assez peu adapté aux zones rurales qui n’ont pas les équipements appropriés.

Ceux qui habitent loin des grandes villes, et qui ne peuvent se passer de leur voiture ont également le sentiment qu’ils portent à eux seuls le fardeau de la transition énergétique. Les citadins roulent beaucoup moins et renoncent même à la voiture, devenue inutile grâce à la commodité des transports en commun.

Comment, dans ces conditions faire accepter aux Français le poids de l’impôt ?

Dans les régimes ultralibéraux, l’impôt est vécu comme une malédiction, et les dirigeants parfois très démagogues de ces pays dressent les riches contre les pauvres, promettant à leurs électeurs des baisses massives d’impôts. Aux Etats-Unis les riches n’ont jamais été aussi riches et les pauvres aussi pauvres. L’enseignement public est à l’abandon, beaucoup d’Américains n’arrivent plus à se soigner, et dans certains Etats la mortalité infantile est en passe de rejoindre celle des pays en voie de développement. L’espérance de vie des plus pauvres baisse dramatiquement.

Un tel scénario n’est guère possible en France : la passion de l’égalité y est trop forte et les Français sont encore attachés à l’Etat providence, même s’il est à bout de souffle

Toutefois il faut raison garder et ne pas tomber dans l’excès inverse : trop d’impôt tue l’impôts, c’est vrai, et c’est manquer singulièrement d’imagination et de prudence que de penser que la hausse des impôts est la panacée à tous les maux.  Il faut donc distinguer le bon impôt et le mauvais impôt.

Le bon impôt est celui qui répond à trois critères.

Premièrement il doit être accepté du plus grand nombre. Le gouvernement doit donc faire de la pédagogie pour aller dans ce sens. Cela n’a pas été le cas lors de la révolte des bonnets rouges de Bretagne en 2013, et encore moins celle des gilets jaunes. L’argument écologique passe mal lorsqu’il donne l’impression d’être un prétexte et lorsqu’il cible la partie la plus fragile de la population. En outre la non progressivité du taux de la CSG, la multiplication des niches fiscales, la suppression ( même argumentée) d’une partie de l’ISF, mettent à mal l’idée d’égalité chère aux Français.

Deuxièmement, l’impôt doit être modéré pour ne pas avoir de caractère confiscatoire. Annoncez que vous taxerez les riches à hauteur de 90% de leurs revenus, ce serait le meilleur moyen de faire fuir les industriels du pays. A l’autre extrémité de l’échelle sociale la hausse sensible du prix des carburant est ressentie comme une mesure injuste et punitive.

Enfin, l’impôt doit être productif (chaque euro demandé sera utile) et utilisé à bon escient pour éviter les gabegies en tous genres. Le gaspillage de l’argent public est un véritable fléau. Il ne faut donc pas plus d’impôts mais mieux d’impôts

Le mauvais impôt est celui qui sert à pallier un manque d’orthodoxie budgétaire. La maîtrise des dépenses publiques est une nécessité absolue de la part d’un gouvernement responsable, sinon les impôts explosent et la dette se creuse. Au final, les générations actuelles laissent aux générations futures le soin de régler leurs dettes, résultat de leur laxisme et de leur égoïsme.

Mais l’impôt bien compris n’est pas un mal nécessaire. C’est un bien pour le fonctionnement harmonieux de la société et pour son avenir par l’investissement.

 

(Pour la fracture territoriale voir l’article sur la proximité)

Première séance du café culturel ( lundi 29 octobre 2018): LA PROXIMITE

La proximité

Conseils méthodologiques 

Deux écueils à éviter pour ce type de sujet :

–         C’est un sujet en apparence très vague. La notion de proximité ne semble pas avoir un lien immédiat avec l’actualité. Le risque est alors de se déporter vers des thématiques philosophiques ou psychologiques. Au contraire, se poser la bonne question : pourquoi le thème de la proximité est-il d’actualité ?

–         Mais alors les idées se bousculent : c’est un mot à la mode, et si l’on cherche bien on peut voir de la proximité/non proximité partout. Le risque est  l’éparpillement et le catalogue sans fin. En aucun cas une succession d’exemples ne pourra satisfaire le jury.

La trajectoire de l’exposé aura donc pour objet d’explorer et d’approfondir la notion. Partir du paradigme le plus évident, celui de l’espace, et peu à peu faire apparaître d’autres types de proximités avec leurs enjeux sociaux, économiques, culturels, politiques. Partout surgissent des fractures, des frontières invisibles.

Dans ces conditions, se demander comment on peut rétablir les ponts ou resserrer les liens d’une proximité distendue.

Un mot omniprésent

Tout le monde ou presque parle de la proximité, souvent sur le mode de la déploration ou de la nostalgie.

La perception de ce phénomène concerne en premier lieu la vie quotidienne. On déplore la suppression de la police de proximité (du temps où Nicolas Sarkozy argumentait qu’ un policier ça ne sert pas à jouer au foot avec les gamins). On s’inquiète de la raréfaction des commerces dans les centre-ville de province, de la désertification des campagnes avec son cortège de disparitions des services publics (bureaux de poste, perceptions). À l’époque où Rachida Dati était garde des sceaux, la fronde des magistrats n’avait pu empêcher la fermeture des tribunaux d’instance des villes moyennes, mesure qui éloignait la justice du justiciable. Il y a aussi le secteur de la santé : les médecins de campagne disparaissent peu à peu. En zone rurale avoir un rendez-vous rapproché avec un médecin spécialiste est devenu mission impossible.  Le 11 octobre 2018, suite à la fermeture de la maternité du Blanc dans l’Indre, 60 élus municipaux démissionnaient en guise de protestation, mais sans espoir : les femmes devront désormais faire de longs trajets avant d’être prises en charge.

Les transports sont également en ligne de mire. Les lignes de chemins de fer peu rentables et leurs gares ferment peu à peu.  Il faut parfois plus de temps pour aller d’un bout à l’autre du département que pour traverser la France en TGV. Et tout le monde n’est pas logé à la même enseigne : on va de Paris à Nancy en à peine plus d’une heure, deux fois moins de temps que pour aller de Paris au Havre par le train intercités, et pourtant la distance est double. Beaucoup de Franciliens maudissent l’enclavement des banlieues. Le prolongement des lignes de RER, censé rapprocher les gens du centre-ville, les en éloigne encore plus, car un logement proche de Paris devient un luxe inabordable.

On le voit, la proximité ne se décline plus en kilomètres mais en temps réel de trajet, et surtout en terme de niveau de vie. Par un paradoxe singulier, les classes aisées qui habitent Paris intra muros achètent peu de voitures, car elles ont toutes les commodités des transports en commun, alors que les banlieusards aux revenus modestes ne peuvent s’en passer pour aller de banlieue à banlieue ou tout simplement pour rejoindre la lointaine gare de RER.

La récente révolte des gilets jaunes ( 17 novembre 2018) est la marqueur d’un malaise profond : en touchant au prix du carburant, le président  s’attaque à une passion française, car la voiture est synonyme de liberté et de désenclavement, notamment pour les classes moyennes  des zones rurales et périurbaines. L’enjeu est de taille, car la discontinuité territoriale- vraie ou supposée- risque d’accréditer l’idée qu’il existe une France d’en haut très mobile et une France d’en bas condamnée à l’immobilité ou à des tout petit trajets. C’est le pacte républicain d’égalité qui est en jeu, autre passion française.

Une étude récente montre que pour la jeunesse dorée des centre-ville, passer son permis de conduire n’est plus une priorité : Uber, le TGV, Les compagnies aériennes low cost leur donnent le moyen de passer leurs week-end  à Londres, Barcelone ou Milan, alors qu’il y cinquante ans ils se seraient contenté d’aller prendre l’air chez la tante de la Garenne-Bezons ou d’Ozoir-la-Ferrière.

On le voit, pour ceux qui ont des moyens financiers tout devient très proche, le monde est à portée de main ; mais pour ceux qui ont des revenus modestes tout semble lointain, compliqué, inaccessible. Après la fracture sociale, la fracture numérique, voici venir les temps de la fracture spatiale.

Si proche et pourtant si lointain

 

Voilà pour la proximité spatiale. Mais il est d’autres proximités, plus inaccessibles encore.

La première forme de la proximité, c’est l’instinct grégaire. Alors que les campagnes sont en voie d’abandon et les petites villes agonisantes, les grands centres urbains gagnent en attractivité. Les grandes villes fascinent car elles donnent de prime abord le sentiment rassurant d’une proximité inépuisable. Le cosmopolitisme parfois inquiète, mais le plus souvent il stimule la soif de rencontres et la quête d’altérité, dans un « melting pot » prometteur. En outre, L’effervescence des boulevards, le trafic incessant des rues, les commerces, la vie nocturne forment un tourbillon étourdissant. Pour paraphraser le beau titre du roman d’Hemingway, Paris est une fête ; et lorsqu’en novembre 2015 les attentats ont ensanglanté la capitale, beaucoup de Parisiens brandissaient ce livre comme l’étendard du refus : on ne les intimiderait pas, on ne les priverait pas de la convivialité urbaine, ils continueraient à fréquenter les terrasses de restaurant et les théâtres.

Pourtant, la proximité dans les grandes cités est ambivalente. Elle peut aussi se décliner sur le mode de la solitude. Baudelaire, l’incomparable poète de la modernité urbaine qui émerge au XIXème siècle, est le témoin des rencontres inaccomplies, des destins que se frôlent sans jamais se rejoindre, des solitudes et des misères cachées. Ses scènes captées par un rôdeur parisien montrent un monde de frustrations et de marginalité plus que de plénitude. Multitude/solitude, c’est pour lui le double visage de la modernité urbaine.

Mais la distance est aussi notre actualité à nous. L’intégration républicaine s’essouffle, et le vivre ensemble est de moins en moins à l’ordre du jour. La mixité sociale n’est souvent qu’un rêve, beaucoup de maires de villes riches préférant payer des amendes plutôt que de construire du logement social selon les seuils prescrits par la loi.

A cela s’ajoute la montée des communautarismes. Dans un double mouvement de repli et de rejet, on choisit la proximité rassurante de ceux qui vous ressemblent, qui partagent une même origine ou la même religion, quitte à reléguer les autres à l’extérieur d’une frontière invisible. C’est ainsi que le tissu social et culturel se désagrège peu à peu, et que certains quartiers se transforment en mosaïque d’ilots qui deviendront peut-être un jour des forteresses. Il suffit parfois de traverser une rue pour pénétrer dans un autre monde.

Si l’on prend maintenant le deuxième sens du mot cité, on songe à un autre genre de proximité, celle du citoyen ordinaire vis-à-vis de celui qui le gouverne. On dit souvent que le régime français est une monarchie républicaine. Et en effet la toute-puissance réelle ou supposé du Président de la République entre parfois en conflit avec l’exigence d’un république moderne, modeste et proche des citoyens. Les tentatives courageuses de Macron pour aller à la rencontre des ouvriers et des gens modestes tournent souvent au fiasco. On ne retient de ses joutes musclées que les mots de « bordel », « fainéants », « illettrées », « costard ». Le parler vrai a ses limites, et la cote de popularité de Macron auprès des ouvriers n’est que de 5%. Cette image de président hautain ouvre un boulevard aux populismes de droite et de gauche sur le thème de « Je ne suis pas de votre monde » (Mélenchon aux journalistes le 18 Octobre 2018).

D’autres proximités illusoires caractérisent le monde moderne. L’euphorie des réseaux sociaux ne tarit pas malgré les scandales. Et pourtant, personne n’est vraiment dupe : on sait bien qu’avoir beaucoup d’amis sur Facebook ne signifie pas grand-chose, mais on vit avec ce genre d’illusion, on construit ses propres mensonges parce que les relations réelles se déshumanisent ou deviennent compliquées.  Tout devient instable.  Au sein du couple, de la famille, des amitiés ou des amours, partout un flux et un reflux de distance et de proximité. Ou alors on se fourvoie dans des transcendances douteuses tout simplement parce qu’on n’est pas capable de parler avec son voisin

Une bienheureuse proximité ?

Dans son essai La communauté désœuvrée, le philosophe Jean-Luc Nancy nous dit qu’il ne reste plus rien de la communauté, ce n’est plus qu’un mythe qui s’épuise ; mais malgré tout, il reste une exigence philosophique et politique de l’être en commun. Non seulement elle n’est pas dépassée, mais, selon lui, elle vient au-devant de nous, elle nous reste à découvrir.

La communauté (qu’il ne faut pas confondre avec le communautarisme), c’est la possibilité d’une célébration. De même que jadis la tragédie grecque rassemblait toute la cité lors des dionysies, nous aspirons à une communion. Mais la communauté n’existe plus et les mythes ont disparu. Restent les valeurs. Pouvons-nous construire une cité fraternelle où les hommes se sentiraient proches les uns des autres autour d’un idéal commun ?

Le pacte républicain d’intégration, la laïcité, la devise nationale inscrite aux frontons des mairies seraient une première réponse. Mais à l’épreuve de la réalité, il nous semble de plus en plus difficile d’intégrer correctement les migrants, de faire comprendre le principe de laïcité. Et les inégalités n’ont jamais été aussi fortes dans notre société.

Sur le plan des principes, ne pas abandonner les idéaux républicains, mais les réactiver : L’école doit faire de la tolérance un combat à la Voltaire : ce qui nous rassemble va bien au-delà de ce qui nous distingue. Il faut aussi rétablir fermement le concept d’universalité de l’homme, cher aux Lumières, et veiller à ne pas hiérarchiser (même inconsciemment) les cultures, les religions, les sexes

Toutefois, pour créer du lien social, des démarches plus pragmatiques s’imposent. Cela commence par la fête des voisin (on apprend à se connaître et à se parler) ; mais cela pourrait aller bien plus loin à l’instar de l’Afrique du Sud où, depuis 2010, chaque 18 juillet est décrété Mandela Day. Ce jour-là est consacré à l’entraide et à la lutte contre la pauvreté.  L’ancien président déclarait: “lutter contre la pauvreté n’est pas un geste de charité. C’est un acte de justice”

Pour lutter contre le populisme, qui contient en germe la haine de l’autre, Il est important également de rapprocher le citoyen de la chose publique, d’inventer une démocratie participative où les élus n’appartiennent plus à un corps de privilégiés. Il faut également décentraliser le pouvoir. Le Jacobinisme, qui a dominé la vie française depuis plus de deux siècles ne doit plus être la norme. La France doit redevenir un peu provinciale et girondine : « Je suis un Girondin », se justifie Gérard Collomb, lorsque le 3 octobre 2018, il quitte le ministère de l’intérieur pour rejoindre sa mairie de Lyon. De son côté Michel Onfray, dans son ouvrage Décoloniser les provinces fait l’éloge de l’inépuisable créativité des régions longtemps bâillonnée par un pouvoir lointain et centralisateur.

Décentraliser, mettre fin à la désertification des campagnes, stimuler la démocratie locale et municipale, développer la vie associative, encourager les circuits courts entre producteurs et consommateurs, redonner vie aux marchés locaux, c’est peut-être l’espoir de renouer avec la proximité perdue.


« Un grand merci pour ce moment incroyable, tout le monde a été plus que ravi. Ça a été un moment à la fois très enrichissant mais aussi humain. L’ambiance moins scolaire permet à tous de donner son avis librement.Tout le monde attend une prochaine date et d’autres élèves sont intéressés, il faudra bien s’organiser. Nous avons hâte de partager encore ces moments avec vous, surtout avec nos concours et entretiens blancs qui approchent »  Antoine ( Prépa HEC 2ème année)

 
 « Pour ma part, la séance d’hier a été très enrichissante et très agréable ! 
 Elle m’a permis d’en apprendre énormément sur différents points et sujets et cela dans une bonne ambiance, ce qui de mon point de vue facilite l’apprentissage »  Isham (  Prépa HEC 2ème année)
 
« Splendide première session de café philo. Je trouve que tu as une vivacité intellectuelle et une intelligence pédagogique qui forcent le respect. Je suis à la fois impressionné et respectueux de l’exercice de style auquel tu t’es livré hier. C’était aussi intéressant de t’écouter disserter que de t’entendre reformuler et élargir les sujets traités par tes hôtes » ( Grégoire, professeur de mathématiques)
 

Le scandale du réalisme: Les Baigneuses de Courbet ( 1853)

Courbet, Les baigneuses, 1853

Un moment de bonheur

Loin des pilosités obscènes de L’Origine du monde, des soupçons de pique-nique fornicateur des Demoiselles du bord de Seine, des fantasmes  inavouables sur les  fillettes enfilant leurs bas blancs ; loin des paysans au faciès de quarante-huitards semblant enterrer à Ornans la république sociale  après la fermeture des Ateliers nationaux, loin enfin des femmes damnées goûtant aux amours saphiques,  Les Baigneuses  de Courbet semble une image bien innocente : une femme, sans doute de condition modeste, sort de l’eau claire d’une source ; sa servante, voulant  se tremper  à son tour, a commencé à retirer ses bas mais elle est interrompue par le retour de sa maitresse et se précipite pour lui tendre ses vêtements. Par un geste impérieux, celle-ci semble lui dire qu’elle se débrouillera bien toute seule et qu’elle peut aller se baigner. Le charme du tableau tient dans les gestes insolites ; non pas les poses extatiques des nymphes sortant de l’eau mais des instantanés de la vie de tous les jours (la photo, qui fait son apparition, suscite un vif intérêt chez les artiste réalistes). Du plaisir simple, de bon aloi, entre femmes du peuple, si proches l’une de l’autre, même si l’une est la bonne et l’autre la maîtresse. Des arbres au feuillage épais protègent leur tranquillité. Le sourire de la servante illumine le tableau au milieu de cette nature, riante elle aussi. Moment de douceur volé à un quotidien besogneux. Par cette atmosphère d’abandon, le tableau préfigure ce que sera vingt ans plus tard la peinture impressionniste : la représentation d’un pur instant de bonheur partagé au sein d’une nature foisonnante. Les couleurs sont encore sombres, mais il y a de la lumière et la végétation est profonde et poétique.

Mais alors pourquoi le coup de cravache de Napoléon III ce 14 mai 1853, veille de l’inauguration du Salon ? Allez-y rien comprendre.

 La révolution réaliste

Revenons sur les faits. Lorsqu’à vingt ans Courbet, issu d’un milieu de propriétaires terriens aisés, quitte sa Franche-Comté natale avec la ferme intention de se faire un nom, il arrive dans la capitale à une époque où l’art est séparé de la réalité. Les tenants du néoclassicisme, avec Ingres pour chef de file, reproduisent inlassablement les sujets mythologiques et historiques. Quant aux Romantiques, dominés par Delacroix, ils cherchent maintenant leur inspiration du côté de l’Orient, pratiquant ce que les Anglais appellent escapisme, sorte de refus de se confronter à la société, après les désillusions des révolutions manquées. Refusant les canons du beau académique et la fuite vers les mirages de l’Orient, Courbet prend le parti de la réalité, moins par école que par tempérament, considérant le monde extérieur comme la matière même de l’art, et défendant le caractère objectif de la représentation. Il le prouvera par ses travaux de jeunesse. En effet, après trois autoportraits qui cultivent la veine romantique de l’homme blessé et désillusionné, il liquide le désespoir et s’intéresse dorénavant au monde qui l’entoure : en 1849 il peint coup sur coup L’ Après-dîner à Ornans, Un Enterrement à Ornans, Les Casseurs de pierres. Comme Victor Hugo à la même époque pour la littérature, il fait entrer le peuple dans la peinture. Ce peuple qui fait si peur depuis les journées sanglantes de Juin 48. Le peindre, c’est déjà se compromettre. Courbet est le témoin et peut-être même l’acteur d’un clivage qui n’arrêtera désormais plus de structurer la société française et qui oppose la gauche de la gauche aux républicains prêts à s’agenouiller devant l’homme providentiel (ce sera chose faite le 2 décembre 1851), les uns ayant une foi robuste dans le matérialisme, qui est l’affirmation de la réalité, les autres se réfugiant dans l’idéalisation qui est la négation de la réalité.

Même s’il est exagéré et injuste de prétendre que l’œuvre de Courbet est une profession de foi socialiste, c’est ainsi qu’on la reçut unanimement, et on le lui fit payer cher. Peu de peintres eurent à affronter tant de haine et d’incompréhension pour avoir représenté le prosaïsme de la vie quotidienne. Rarement enjeux esthétiques et politiques furent aussi liés. Mais le gaillard était solide : sûr de son bon droit, il avait jeté un pavé dans la mare, et la violence des réactions que ses tableaux suscitèrent est à la mesure de la révolution qu’il apportait dans la peinture et dans les esprits.

 Un succès de scandale

A une époque où les galeries n’existent pas, le seul moyen de se faire connaître est d’exposer ses œuvres aux Salon qui se tiennent chaque année. Encore faut-il que le tableau soit accepté, et la partie n’est pas gagnée.                  L’ empereur, ce rêveur équivoque, n’aime en peinture que les femmes descendues de l’Olympe, que lui servent sur un plateau d’argent les peintres courtisans. Nues et libidineuses à souhait pour mettre en émoi les bourgeois, mais bien propres pour ne pas les effrayer. Finalement le tableau et accepté, mais Courbet sait bien que sa baigneuse n’a rien à voir avec les nus académiques d’Ingres. Quelques jours avant l’exposition, pour estomper l’effet désastreux que pourrait avoir une nudité crue, il avait ajouté en toute hâte un linge sur le beau séant de la baigneuse.

Peine perdue : le jour de la présentation au couple impérial, l’impératrice, qui vient d’admirer un tableau de Rosa Bonheur représentant un marché aux chevaux percherons, se trouve subitement face au tableau de Courbet et s’écrie « Et maintenant voici la percheronne !», tandis que son époux cingle d’un coup de cravache la lourde chute de rein. Le tableau fait scandale : ce corps musculeux façonné par un vie de labeur ne passe pas, et les courtisans, Prosper Mérimée en tête,  prêtent main forte à l’empereur en organisant la curée: «  Figurez-vous une sorte  de Vénus Hottentote sortant de l’eau  et tournant vers le spectateur une croupe monstrueuse et capitonnée de fossettes au fond desquelles ne manque que le  macaron de passementerie » ; ou encore : «  Je ne saurais m’expliquer comment un homme se serait complu à copier au naturel un vilaine femme avec sa bonne, qui prennent dans une mare un bain qui leur semble être fort nécessaire » ( cité par Louis Aragon).

Les enjeux du réalisme

Copier au naturel, voilà bien l’infamie dont Courbet s’est rendu coupable. Mais les reproches qui lui sont faits d’avoir dérogé aux règles du beau académique ne sont que de mise. Son véritable crime, c’est d’avoir montré le peuple dans toute sa franchise. C’est d’avoir encanaillé l’art.

Pourtant Courbet a peint toutes sortes de scènes qui n’ont rien à voir avec le peuple, à moins bien-entendu de soupçonner que La remise des Chevreuils soit une réunion de conspirateurs républicains dans la forêt ou que l’Hallali du cerf soit l’allégorie à peine voilée de Napoléon III martyrisant le peuple avec son fouet ! Beaucoup étaient prêts à faire l’amalgame. La vérité est que Courbet était un peintre animalier hors pair, et sa fibre naturaliste le portait à ouvrir ses yeux sur le monde. Il a peint aussi de merveilleux paysages francs-comtois. Que de haine ne s’est-il pas alors attirés de son faux ami Baudelaire qui répétait à l’envi « la nature est laide ». Au nom de la condamnation de la nature, le chef de file du dandysme n’eut pas de mots assez durs contre l’auteur des Baigneuses, préférant se prosterner devant La Fontaine de Jouvence de William Hausselier que tout le monde a oublié. La nature est laide ?   Allez dire à Manet, à Monet, à Sisley, à Renoir que la nature est laide ! Tous ont en commun de s’être engouffrés dans la brèche ouverte par Courbet, leur vision procédant directement de lui, qui avait affirmé haut et fort la contemporanéité de l’art, le primat de la matière sur la forme et… l’existence du monde extérieur !

Le procès du réalisme est un procès sans fin. Manet le vivra dix ans plus tard avec l’insolente Olympia, la Vénus des bordels parisiens qui, servit à la jeune école de manifeste et de contre modèle critique aux Vénus des Cabanel et autres peintres académiques, pour qui l’art se devait d’être beau et agréable envers et contre tout. Il subit le même procès en vulgarité. Derrière la haine du réalisme s’exprimait, encore et toujours la haine du peuple et, de fil en aiguille, du socialisme naissant.

Un siècle après Les Baigneuses, il se trouvait encore des esprits chagrins pour penser que montrer le peuple, c’est attenter à l’ordre public. En 1951, le préfet de police Baylot faisait décrocher les toiles de sept peintres au Salon d’automne consacré au nouveau réalisme. Mais les mœurs ont changé : de nos jours la police ne s’avise pas d’aller décrocher les tableaux dérangeants, pas même L’Origine du monde. Il est toutefois dommage que ce trou noir détourne le regard des foules des autres œuvres de l’artiste, comme on a pu le constater dans la dernière grande exposition consacrée à Courbet. Fort heureusement, la toile est désormais à Ornans. Ce retour aux origines nous délivrera peut-être d’un malentendu sur les enjeux véritables du réalisme chez Courbet.

Louis Dizier