Par Carole Atem, maître de conférence à l’Université de Polynésie française

Tableau de Jean-Baptiste Lallemand : La Prise de la Bastille, le 14 juillet 1789 (fin du xviiie siècle)
La Prise de la Bastille de Jean-Baptiste Lallemand : au croisement des mythes bastillaire et révolutionnaire
« L’enfer des vivants » : aux origines du mythe de la Bastille
Entre novembre 2010 et février 2011 s’est tenue à la Bibliothèque de l’Arsenal une exposition au titre évocateur, « La Bastille ou “l’enfer des vivants” », expression empruntée à une gravure de 1719, insérée en frontispice d’un récit consacré aux deux évasions successives d’un ancien prisonnier, l’abbé de Bucquoy. Parmi les pièces d’archives dévoilées au public figuraient un extrait de registre relatif à l’« Homme au Masque de Fer », une étoffe du fameux Latude, auteur de mémoires à succès, ou encore des manuscrits de Sade, composés pendant sa détention. C’est dire la pérennité du mythe de la prison d’État, perpétué à travers une tradition textuelle qui a érigé au rang de figures légendaires nombre de captifs célèbres.
Construite sous le règne de Charles V, à partir de 1365, la forteresse de la Porte Saint-Antoine est transformée en prison d’État au xviie siècle, au début du règne personnel de Louis XIV. Après l’ordonnance de 1670, qui fait du souverain le représentant de la justice de Dieu et qui scelle la toute-puissance de la police d’État, les lettres de cachet, qui permettent l’arrestation de toute personne considérée comme dangereuse pour le royaume, deviennent les instruments privilégiés de la monarchie de droit divin. Dans les cellules de la Bastille, protestants, prisonniers politiques et esprits subversifs voisinent désormais avec délinquants, marginaux et captifs incarcérés pour « faits de lettres », publications illicites ou écrits contestataires.
Réalité historique, la représentation d’une Bastille menaçante se propage rapidement par le biais des mémoires, pseudo-mémoires et récits de prisonniers, comme ceux du maréchal de Bassompierre en 1665, de Bussy-Rabutin en 1696 ou de Constantin de Renneville en 1715. Dans L’Inquisition française, ou l’Histoire de la Bastille, narration à la fois factuelle et fortement teintée de romanesque, ce dernier dénonce avec virulence le traitement réservé aux prisonniers. Le succès éditorial des mémoires aristocratiques, écrits aux xvie et xviie siècles mais publiés massivement à partir du xviiie, contribue à diffuser de nombreux témoignages de première main sur la vie dans la prison d’État. Au Siècle des Lumières, pamphlets et romans clandestins, comme les poèmes de Voltaire ou les mémoires apocryphes de Courtilz de Sandras, parachèvent l’image d’un enfer carcéral dont la Bastille est décrite comme la plus terrible matérialisation.
De l’Ancien Régime aux prémices de la République : un symbole polysémique
Pendant le règne de Louis XIV, le fonctionnement de la prison d’État repose sur le secret, ce qui alimente les fantasmes de tous ordres et conforte la construction du mythe bastillaire. Si certains prisonniers bénéficient de la « liberté de la cour », qui leur donne le droit de circuler pendant la journée dans l’enceinte de la prison, de nombreux détenus sont mis au secret et toute communication avec l’extérieur ou avec d’autres captifs leur est interdite ; les registres de la prison attestent aussi qu’une promesse de silence leur est imposée au moment de leur libération, parfois assortie d’un ordre d’éloignement censé les tenir à distance de la capitale.
Le mystère qui subsiste au xviiie siècle autour de la Bastille explique en partie la persistance, à l’aube de la Révolution, de représentations anachroniques ou imaginaires, sur lesquelles les travaux scientifiques modernes, comme la publication au xixe siècle des archives de la prison par François Ravaisson-Mollien et les recherches de Michel Foucault au xxe, viendront apporter un éclairage plus objectif. Bien qu’elle ne renferme plus qu’une poignée de prisonniers sous Louis XVI, et malgré une réforme des prisons qui, après la suppression de la question et des cachots, annonce le 26 juin 1789 l’abolition des lettres de cachet, la Bastille reste jusqu’à la fin de l’Ancien Régime un symbole de l’arbitraire et de l’absolutisme dans l’esprit des patriotes. Le 14 juillet 1789, elle est prise d’assaut par ces derniers, qui tuent le gouverneur de Launay et le prévôt des marchands de Paris Jacques de Flesselles, tandis qu’une centaine d’assiégeants trouve la mort ; après avoir libéré sept détenus et pillé les archives de la police, les émeutiers entament dans les jours qui suivent la démolition de l’ancienne forteresse.
Geste emblématique de l’esprit révolutionnaire, la Prise de la Bastille annonce la fin imminente de la monarchie et renvoie dorénavant au triomphe de la liberté contre l’oppression, à telle enseigne que la date de la Fête Nationale, choisie en 1880, correspond à la date de la Fête de la Fédération, qui commémora elle-même le 14 juillet 1790 le premier anniversaire du jour où fut renversée la prison d’État.
Un tableau entre témoignage et idéalisation
Jean-Baptiste Lallemand est un peintre dijonnais né en 1716 et mort à Paris en 1803, spécialisé dans la peinture de paysages et de marines. Huile sur toile de 80 sur 104 cm, sa célèbre Prise de la Bastille, conservée au Musée Carnavalet, s’inscrit dans la lignée de nombreuses gravures et de tableaux consacrés au même thème, comme celui de Charles Thévenin. Elle peut être rapprochée de plusieurs de ses propres toiles, qui prennent pour sujet la journée du 14 juillet 1789, comme le Pillage des armes aux Invalides, le matin du 14 juillet 1789, exposé également au Musée Carnavalet, ou L’Arrestation du gouverneur de la Bastille, conservée au Musée de la Révolution française.
Ce tableau présente-t-il l’affrontement violent que fut la Prise de la Bastille sur un mode tragique ? On peut se demander si la réalité sanglante de cette scène épique de l’histoire reste perceptible ou si les choix du peintre tendent à en idéaliser la représentation.
Nous sommes face à une œuvre d’expression classique, qui propose un mélange entre peinture à l’huile traditionnelle et recours au glacis, c’est-à-dire la superposition de couches transparentes destinées à ajouter de la brillance et de la profondeur à la scène. La composition repose sur une division nette entre un arrière-plan lumineux et un avant-plan plus sombre mais néanmoins parsemé de couleurs, en particulier dans la partie inférieure droite du tableau, où les personnages arborent des costumes aux couleurs unies mais vives, mises en valeur par des effets de clair-obscur. Formée à gauche par les fondations de la Bastille et prolongée à droite par les toitures, une ligne horizontale renforce cette bipartition entre ciel et terre. En revanche, les armes et les gestes représentés sont orientés dans une direction verticale ou diagonale ; les regards, les bras, les canons et les fusils visent la Bastille, qui constitue le point de fuite.
L’insistance sur le mouvement vertical suggère l’idée d’une élévation et contribue à la représentation d’une violence poétisée, voire évacuée : les visages des assaillants, étrangement paisibles, sont tournés vers le ciel ; leurs silhouettes sont élancées, leurs postures presque harmonieuses, comme celle du personnage en veste rouge qui met le feu aux poudres. La fumée, qui monte et qui se mêle aux nuages, participe à l’onirisme de la scène. Au premier plan, dans le coin inférieur gauche, l’ombre dissimule les corps en souffrance étendus au sol. Aucune blessure n’est visible, même sur le corps du personnage que ses camarades transportent sur une civière ; aucune référence n’est faite au massacre du gouverneur. Au contraire, les silhouettes des assiégés, en haut des tours, sont à peine suggérées, dans un arrière-plan indistinct dont les détails sont imperceptibles ; même les contours de la prison assiégée sont estompés grâce à la technique du fondu, comme pour préfigurer sa reddition. Malgré son thème martial, l’ensemble de la scène donne une étonnante impression d’ordre : en avant-plan, au centre, trois émeutiers s’affairent autour d’un canon, en accomplissant des gestes complémentaires qui laissent voir leur parfaite coordination. La présence d’un musicien, à droite, celle d’une femme et même d’un enfant, les bras levés en signe d’exaltation, complètent la représentation idéalisée d’une scène d’unité patriotique.
Ce tableau réunit deux mythes contradictoires, celui du prestige monarchique et celui du souffle révolutionnaire. De manière paradoxale, si la fin du système carcéral d’Ancien Régime consacre le triomphe du peuple, c’est certainement la brusque destruction de la Bastille qui, dans les représentations collectives, a définitivement transformé la légende de la prison d’État en mythe éternel, même si le fantasme de l’enfer bastillaire se dessinait déjà dans les écrits mémorialistes. La Bastille emblématise le passage d’une ère à une autre et continue de hanter l’imaginaire national, d’autant plus que, du redoutable édifice, il ne reste plus une pierre.
Carole Atem
membre associé de l’équipe de recherche EA 4241 de l’Université de la Polynésie française.