L’établissement des invalides

Par Carole Atem, maître de conférence à l’Université de Polynésie française

Tableau de Pierre Dulin : Établissement de l’Hôtel royal des Invalides en 1674 (1710-1715), musée de l’Armée.

Louis XIV et Louvois : la représentation satellitaire du pouvoir dans l’Établissement de l’Hôtel royal des Invalides de Pierre Dulin

Les Invalides, un projet né de la mansuétude royale ?

Après la signature du Traité des Pyrénées, qui marque en 1659 la fin du conflit franco-espagnol, un nombre croissant de vétérans de l’armée, d’anciens soldats et d’officiers infirmes s’entasse dans les rues de Paris. Désormais sans ressources, ces hommes que la guerre a transformés en marginaux causent des troubles de plus en plus fréquents, en s’adonnant à la mendicité ou au vol et en provoquant querelles et rixes. Le désordre social occasionné dans la capitale menace de ternir le prestige de Louis XIV, dont le règne personnel a commencé au début des années 1660. Vainqueur de la Guerre de Dévolution en 1668, le jeune souverain est en outre animé d’ambitions expansionnistes qui l’incitent rapidement à prendre des mesures en faveur de ses troupes, dont il entend s’assurer la fidélité. En 1670, il promulgue un édit par lequel il ordonne la création de l’Hôtel des Invalides, dans le but d’accueillir et de soigner les militaires trop âgés pour repartir au combat et ceux que la guerre a estropiés. Si le roi, dont l’entreprise est sans précédent, leur promet « repos » et « tranquillité » en récompense de leurs services, porter assistance aux victimes de la guerre lui permet aussi de renforcer ses liens avec une armée qui est appelée à devenir, à deux ans de la Guerre de Hollande, l’un des principaux vecteurs de son pouvoir.

François Michel Le Tellier, marquis de Louvois, qui succède progressivement à son père à partir de 1662, est alors secrétaire d’État à la Guerre. Il s’impose dès les années 1670 comme un artisan majeur du rayonnement militaire du royaume en dirigeant une véritable restructuration de l’armée française, qui se fonde sur l’amélioration des conditions de vie des soldats, l’intensification de la discipline et la modernisation du matériel. C’est sous son contrôle que s’effectue la construction de l’Hôtel des Invalides, confiée à l’architecte Libéral Bruant. Entamée en 1671, l’édification de quatre corps de logis, répartis autour de la cour royale, est achevée dès 1674, année de l’inauguration des tout nouveaux logements militaires par le roi. Entre 1676 et 1690, l’établissement, à la fois caserne, hôpital et hospice, recevra près de six mille pensionnaires ; devenu institution médicale et scientifique de renom au xviiie siècle, il continuera d’accueillir des soldats blessés jusqu’au xxe siècle.

Un monument mythique, témoignage de l’œuvre d’un ministre

Contrairement au gouvernement de Louis XIII et à la Régence, où le roi et la Régente étaient secondés par un ministre principal, fonction successivement remplie par Richelieu et Mazarin puis supprimée à la mort de ce dernier, le règne personnel de Louis XIV affirme la suprématie de la figure royale et s’inscrit en faux contre une bipartition du pouvoir susceptible de la remettre en question, comme ce fut parfois le cas sous le ministère de Richelieu. Le système absolutiste mis en place par le jeune monarque se caractérise donc par une dispersion du pouvoir ministériel. Dans ce modèle de gouvernement centralisé, les divers secrétaires d’État, en tant que représentants du roi, n’en occupent pas moins des fonctions essentielles ; autour du Roi-Soleil gravitent de multiples agents du pouvoir, auxquels le souverain délègue une partie de son autorité. Dans ce contexte propice aux rivalités, la construction de l’Hôtel des Invalides, expression du prestige militaire de la France et de la magnanimité du roi, devient un enjeu de taille.

Une manœuvre de Louvois illustre l’importance symbolique que revêt à ses yeux la construction de ce monument : sans doute pour en conserver le mérite, il évince en 1676 le protégé de son rival Jean-Baptiste Colbert, Libéral Bruant, qui devait assurer la poursuite des travaux, au profit de l’architecte Jules Hardouin-Mansart, désormais chargé d’édifier l’église royale des Invalides. La riposte de Colbert, alors contrôleur général des finances, consiste en une série de restrictions budgétaires qui ralentissent les travaux jusqu’à sa mort en 1683, date à laquelle Louvois prend sa place. Le ministre meurt à son tour en 1691, et ce n’est qu’en 1706 que s’achève la construction de l’église du Dôme des Invalides, qui, devenue panthéon militaire au début du xixe siècle, abritera notamment la dépouille de Turenne, le tombeau de Napoléon Ier puis, au xxe siècle, la sépulture des maréchaux Foch et Lyautey. Malgré son souhait d’y être inhumé, Louvois, lui, ne repose pas aux Invalides : sa puissante ennemie, Madame de Maintenon, épouse morganatique de Louis XIV, aurait influencé le roi afin de retarder l’édification du mausolée du ministre. Seule allusion poétique à celui qui supervisa activement la construction des Invalides mais dont les armoiries ne figurent pas sur les murs du monument, un loup de pierre entoure de ses pattes la lucarne dite de Louvois, par laquelle le « loup voit ».

Un tableau au cœur de l’iconographie absolutiste

Ce n’est qu’entre 1710 et 1715, à la fin de la vie de Louis XIV, que Pierre Dulin, élève de Charles Le Brun, réalise l’Établissement de l’Hôtel royal des Invalides. Peinture à l’huile d’expression classique de 353 cm sur 578, cette toile sert de carton à une tapisserie qui sera intégrée après 1725, comme pièce complémentaire, à la tenture de « L’Histoire du Roy », célèbre ensemble de tapisseries à la gloire de Louis XIV produit par la manufacture des Gobelins à partir de 1665 sous l’égide de Colbert.

Dans la lignée de ces œuvres, le tableau de Pierre Dulin propose une représentation élogieuse de l’événement marquant que constitue la fondation des Invalides. Plusieurs figures allégoriques participent d’une glorification explicite du monarque : au-dessus de Louis XIV et de Louvois, la figure tutélaire de la Renommée, munie d’une bannière blanche, sonne de la trompette en signe de célébration. À droite, la Victoire, une couronne de lauriers à la main, guide les soldats invalides vers le roi. Aux côtés de Louvois, la déesse Minerve, les yeux tournés vers le ministre de la Guerre, soutient de la main gauche le plan des Invalides, qu’une femme agenouillée tient déployé tandis que Louvois, les mains tendues, le présente au roi. Outre ces figures protectrices, le premier plan réunit, à gauche, des cavaliers armés, au centre, des courtisans portant perruque et, à droite, les vétérans et invalides, que l’on reconnaît aux cheveux gris qu’arbore l’un d’eux et à la canne dont il se sert. Plusieurs générations sont ainsi représentées de part et d’autre du souverain, figure unificatrice autour de laquelle s’organise la cour. Tandis qu’à l’avant-plan la technique du glacis fait ressortir les couleurs et le brillant des étoffes, le fondu permet d’estomper les contours d’un second plan imaginaire, où l’on aperçoit, dans un écrin de verdure et de nuages, l’Hôtel des Invalides, déjà doté de son dôme emblématique. La scène superpose donc différentes époques, de la présentation des plans au roi en 1670 à la remise des clés de l’église royale au monarque en 1706, en passant par l’inauguration de l’hôpital militaire et l’accueil des premiers invalides en octobre 1674.

Si Louis XIV, coiffé d’un chapeau qui le fait paraître encore plus grand, se démarque des autres personnages grâce aux effets de clair-obscur, qui mettent en valeur les riches broderies de son vêtement, c’est Louvois qui occupe le centre du tableau. Sa main gauche, qui semble toucher l’imposant document inondé de lumière, le relie symboliquement au monument royal. Bien que son visage soit tourné vers le roi, l’orientation des mains et des regards dessine des lignes de force qui convergent en direction du plan enfin dévoilé. Instrument de la propagande monarchique, cette rétrospective consacrée à la fondation des Invalides fait la part belle à la représentation idéalisée d’un ministre puissant, que son rôle dans des épisodes tragiques de l’histoire de France, comme le Sac du Palatinat et les dragonnades, avait pourtant rendu impopulaire.

Geste politique de Louis XIV, la création des Invalides a permis l’édification d’un des monuments les plus célèbres de France. À la fois chef-d’œuvre architectural, institution de prestige et lieu privilégié de la mémoire nationale, l’Hôtel des Invalides abrite aujourd’hui le Musée de l’Armée, tandis que son ancienne fonction d’hôpital militaire est reprise par l’Institution Nationale des Invalides. Témoignage du rayonnement de la France classique, les Invalides transmettent aussi le souvenir d’un âge où les ministres français, figures indissociables de celle du monarque, luttaient âprement pour s’assurer une forme d’immortalité à travers la réalisation d’œuvres impérissables. Satellites du souverain, ils font partie intégrante de la représentation du pouvoir absolutiste dans la mémoire collective.

Carole Atem (membre associé de l’équipe de recherche EA 4241 de l’Université de la Polynésie française).

La prise de la Bastille

Par Carole Atem, maître de conférence à l’Université de Polynésie française

Tableau de Jean-Baptiste Lallemand : La Prise de la Bastille, le 14 juillet 1789 (fin du xviiie siècle)

La Prise de la Bastille de Jean-Baptiste Lallemand : au croisement des mythes bastillaire et révolutionnaire

« L’enfer des vivants » : aux origines du mythe de la Bastille

Entre novembre 2010 et février 2011 s’est tenue à la Bibliothèque de l’Arsenal une exposition au titre évocateur, « La Bastille ou “l’enfer des vivants” », expression empruntée à une gravure de 1719, insérée en frontispice d’un récit consacré aux deux évasions successives d’un ancien prisonnier, l’abbé de Bucquoy. Parmi les pièces d’archives dévoilées au public figuraient un extrait de registre relatif à l’« Homme au Masque de Fer », une étoffe du fameux Latude, auteur de mémoires à succès, ou encore des manuscrits de Sade, composés pendant sa détention. C’est dire la pérennité du mythe de la prison d’État, perpétué à travers une tradition textuelle qui a érigé au rang de figures légendaires nombre de captifs célèbres.

Construite sous le règne de Charles V, à partir de 1365, la forteresse de la Porte Saint-Antoine est transformée en prison d’État au xviie siècle, au début du règne personnel de Louis XIV. Après l’ordonnance de 1670, qui fait du souverain le représentant de la justice de Dieu et qui scelle la toute-puissance de la police d’État, les lettres de cachet, qui permettent l’arrestation de toute personne considérée comme dangereuse pour le royaume, deviennent les instruments privilégiés de la monarchie de droit divin. Dans les cellules de la Bastille, protestants, prisonniers politiques et esprits subversifs voisinent désormais avec délinquants, marginaux et captifs incarcérés pour « faits de lettres », publications illicites ou écrits contestataires.

Réalité historique, la représentation d’une Bastille menaçante se propage rapidement par le biais des mémoires, pseudo-mémoires et récits de prisonniers, comme ceux du maréchal de Bassompierre en 1665, de Bussy-Rabutin en 1696 ou de Constantin de Renneville en 1715. Dans L’Inquisition française, ou l’Histoire de la Bastille, narration à la fois factuelle et fortement teintée de romanesque, ce dernier dénonce avec virulence le traitement réservé aux prisonniers. Le succès éditorial des mémoires aristocratiques, écrits aux xvie et xviie siècles mais publiés massivement à partir du xviiie, contribue à diffuser de nombreux témoignages de première main sur la vie dans la prison d’État. Au Siècle des Lumières, pamphlets et romans clandestins, comme les poèmes de Voltaire ou les mémoires apocryphes de Courtilz de Sandras, parachèvent l’image d’un enfer carcéral dont la Bastille est décrite comme la plus terrible matérialisation.

De l’Ancien Régime aux prémices de la République : un symbole polysémique

Pendant le règne de Louis XIV, le fonctionnement de la prison d’État repose sur le secret, ce qui alimente les fantasmes de tous ordres et conforte la construction du mythe bastillaire. Si certains prisonniers bénéficient de la « liberté de la cour », qui leur donne le droit de circuler pendant la journée dans l’enceinte de la prison, de nombreux détenus sont mis au secret et toute communication avec l’extérieur ou avec d’autres captifs leur est interdite ; les registres de la prison attestent aussi qu’une promesse de silence leur est imposée au moment de leur libération, parfois assortie d’un ordre d’éloignement censé les tenir à distance de la capitale.

Le mystère qui subsiste au xviiie siècle autour de la Bastille explique en partie la persistance, à l’aube de la Révolution, de représentations anachroniques ou imaginaires, sur lesquelles les travaux scientifiques modernes, comme la publication au xixe siècle des archives de la prison par François Ravaisson-Mollien et les recherches de Michel Foucault au xxe, viendront apporter un éclairage plus objectif. Bien qu’elle ne renferme plus qu’une poignée de prisonniers sous Louis XVI, et malgré une réforme des prisons qui, après la suppression de la question et des cachots, annonce le 26 juin 1789 l’abolition des lettres de cachet, la Bastille reste jusqu’à la fin de l’Ancien Régime un symbole de l’arbitraire et de l’absolutisme dans l’esprit des patriotes. Le 14 juillet 1789, elle est prise d’assaut par ces derniers, qui tuent le gouverneur de Launay et le prévôt des marchands de Paris Jacques de Flesselles, tandis qu’une centaine d’assiégeants trouve la mort ; après avoir libéré sept détenus et pillé les archives de la police, les émeutiers entament dans les jours qui suivent la démolition de l’ancienne forteresse.

Geste emblématique de l’esprit révolutionnaire, la Prise de la Bastille annonce la fin imminente de la monarchie et renvoie dorénavant au triomphe de la liberté contre l’oppression, à telle enseigne que la date de la Fête Nationale, choisie en 1880, correspond à la date de la Fête de la Fédération, qui commémora elle-même le 14 juillet 1790 le premier anniversaire du jour où fut renversée la prison d’État.

Un tableau entre témoignage et idéalisation

Jean-Baptiste Lallemand est un peintre dijonnais né en 1716 et mort à Paris en 1803, spécialisé dans la peinture de paysages et de marines. Huile sur toile de 80 sur 104 cm, sa célèbre Prise de la Bastille, conservée au Musée Carnavalet, s’inscrit dans la lignée de nombreuses gravures et de tableaux consacrés au même thème, comme celui de Charles Thévenin. Elle peut être rapprochée de plusieurs de ses propres toiles, qui prennent pour sujet la journée du 14 juillet 1789, comme le Pillage des armes aux Invalides, le matin du 14 juillet 1789, exposé également au Musée Carnavalet, ou L’Arrestation du gouverneur de la Bastille, conservée au Musée de la Révolution française.

Ce tableau présente-t-il l’affrontement violent que fut la Prise de la Bastille sur un mode tragique ? On peut se demander si la réalité sanglante de cette scène épique de l’histoire reste perceptible ou si les choix du peintre tendent à en idéaliser la représentation.

Nous sommes face à une œuvre d’expression classique, qui propose un mélange entre peinture à l’huile traditionnelle et recours au glacis, c’est-à-dire la superposition de couches transparentes destinées à ajouter de la brillance et de la profondeur à la scène. La composition repose sur une division nette entre un arrière-plan lumineux et un avant-plan plus sombre mais néanmoins parsemé de couleurs, en particulier dans la partie inférieure droite du tableau, où les personnages arborent des costumes aux couleurs unies mais vives, mises en valeur par des effets de clair-obscur. Formée à gauche par les fondations de la Bastille et prolongée à droite par les toitures, une ligne horizontale renforce cette bipartition entre ciel et terre. En revanche, les armes et les gestes représentés sont orientés dans une direction verticale ou diagonale ; les regards, les bras, les canons et les fusils visent la Bastille, qui constitue le point de fuite.

L’insistance sur le mouvement vertical suggère l’idée d’une élévation et contribue à la représentation d’une violence poétisée, voire évacuée : les visages des assaillants, étrangement paisibles, sont tournés vers le ciel ; leurs silhouettes sont élancées, leurs postures presque harmonieuses, comme celle du personnage en veste rouge qui met le feu aux poudres. La fumée, qui monte et qui se mêle aux nuages, participe à l’onirisme de la scène. Au premier plan, dans le coin inférieur gauche, l’ombre dissimule les corps en souffrance étendus au sol. Aucune blessure n’est visible, même sur le corps du personnage que ses camarades transportent sur une civière ; aucune référence n’est faite au massacre du gouverneur. Au contraire, les silhouettes des assiégés, en haut des tours, sont à peine suggérées, dans un arrière-plan indistinct dont les détails sont imperceptibles ; même les contours de la prison assiégée sont estompés grâce à la technique du fondu, comme pour préfigurer sa reddition. Malgré son thème martial, l’ensemble de la scène donne une étonnante impression d’ordre : en avant-plan, au centre, trois émeutiers s’affairent autour d’un canon, en accomplissant des gestes complémentaires qui laissent voir leur parfaite coordination. La présence d’un musicien, à droite, celle d’une femme et même d’un enfant, les bras levés en signe d’exaltation, complètent la représentation idéalisée d’une scène d’unité patriotique.

Ce tableau réunit deux mythes contradictoires, celui du prestige monarchique et celui du souffle révolutionnaire. De manière paradoxale, si la fin du système carcéral d’Ancien Régime consacre le triomphe du peuple, c’est certainement la brusque destruction de la Bastille qui, dans les représentations collectives, a définitivement transformé la légende de la prison d’État en mythe éternel, même si le fantasme de l’enfer bastillaire se dessinait déjà dans les écrits mémorialistes. La Bastille emblématise le passage d’une ère à une autre et continue de hanter l’imaginaire national, d’autant plus que, du redoutable édifice, il ne reste plus une pierre.

                                                                              Carole Atem

membre associé de l’équipe de recherche EA 4241 de l’Université de la Polynésie française.

Mana’o Tupapa’u

Par Carole Atem, maître de conférence à l’Université de Polynésie française

Tableau de Paul Gauguin : Mana’o Tupapa’u (1892)

Gauguin et le mythe tahitien

L’irruption de la mort dans le mythe de l’Éden polynésien

Dans Noa Noa, le célèbre récit de voyage où Gauguin retrace, en 1893, les souvenirs de son premier séjour à Tahiti, le peintre rapporte un épisode de sa vie avec sa jeune compagne Teha’amana : « Je fus un jour obligé d’aller à Papeete […]. Il était une heure du matin quand je rentrai […]. La lampe s’était éteinte et quand je rentrai, la chambre était dans l’obscurité. J’eus comme peur et surtout défiance […]. J’allumai des allumettes et je vis […], immobile, nue, les yeux démesurément agrandis par la peur, [Teha’amana] me regardant et ne semblant pas me reconnaître. » Dans une lettre à son épouse danoise Mette, Gauguin précise que l’atmosphère fantastique qui imprègne la transcription littéraire de l’épisode vécu répond au climat d’« effroi » qu’il a résolument cherché à fixer en 1892 dans son tableau Mana’o Tupapa’u (L’Esprit des morts veille), par son « harmonie générale, sombre, triste, effrayante sonnant dans l’œil comme un glas funèbre. » La transposition littéraire du souvenir, où Gauguin choisit de donner le nom de Tehura à sa compagne océanienne, indice possible d’une relecture poétisée du réel, offre à l’interprétation picturale de l’événement un prolongement scriptural qui en révèle et en complète certaines dimensions, tout en esquissant le décor exotique du contexte. Peinture et écriture se rejoignent et se confrontent dans la représentation de la rencontre entre le peintre et l’ailleurs primitif, caractérisé par une authenticité sauvage qu’il perçoit comme l’essence du mythe tahitien.

Cet exotisme primitif ressortit dans Mana’o Tupapa’u à plusieurs aspects de la composition : la peinture du corps de la jeune femme, mis en valeur par le jeu des plans, l’orientation diagonale et le contraste des couleurs, propose une réinterprétation du nu féminin tel qu’avait pu le concevoir Édouard Manet dans son Olympia, et explore le mythe de la femme originelle, sous l’angle de l’esthétique polynésienne et à travers la figure mythique de la vahine. À cette figure emblématique s’allie l’exotisme des étoffes aux textures insolites et aux motifs floraux colorés, dont la multiplication et la superposition semblent une invitation au plaisir et à la sensualité. Mais l’expression du mythe tahitien ne se réduit pas à ces symboles de volupté : il se manifeste aussi par la présence du tupapa’u, figure de l’au-delà, « esprit des morts » capable de hanter les vivants, dont Gauguin a pu mesurer, par l’intermédiaire de Teha’amana, le charisme et l’influence sur les Polynésiens. Loin du locus amoenus qu’il met en scène la même année, par exemple, dans Fatata te miti (Près de la mer), ou en 1896 dans Te Arii Vahine (L’Épouse du roi), tableaux où la nudité féminine s’épanouit dans la fertilité d’une nature idyllique, la puissance de l’exotisme dans Mana’o Tupapa’u puise sa source au plus profond du folklore polynésien, dans le cortège des croyances superstitieuses qui, malgré l’arrivée de la religion occidentale et l’abandon des anciennes traditions cultuelles, persistent dans les pratiques des Tahitiens en cette fin du XIXe siècle. La crispation du corps de la jeune femme, la tension perceptible dans la position des membres et l’expression du visage révèlent que l’atmosphère à première vue sensuelle du tableau est troublée par la présence menaçante du tupapa’u : au mythe de la vahine, pendant pacifié de l’Ève tentatrice, s’adjoint et, peut-être, s’oppose le mythe universel de la mort.

Gauguin et la quête des origines

Gauguin a expliqué l’irruption du surnaturel dans son tableau comme un contrepoint à la représentation suggestive du corps de la jeune femme : « Dans cette position un peu hardie, que peut faire une jeune fille canaque toute nue sur un lit ? Se préparer à l’amour ! […] mais c’est indécent et je ne le veux pas […]. Je ne vois que la peur […]. Le tupapa’u est tout indiqué. » Et, selon ses propres dires, le tableau serait « tout simplement une étude de nu océanien ».

Cependant, si le peintre réunit dans Mana’o Tupapa’u deux faces apparemment contradictoires du mythe tahitien, c’est en raison des liens profonds qu’elles entretiennent et des effets d’écho qu’elles engendrent dans l’imaginaire de l’artiste : sa quête perpétuelle de la source, de l’origine, qui l’aura poussé à rechercher en Bretagne les racines de la culture celtique ou, plus tard, à Hiva Oa, la pureté polynésienne primitive, trouve momentanément une forme d’accomplissement dans sa rencontre avec un monde hors du temps, ces « limbes du Pacifique », comme dira Michel Tournier, où le peintre identifie l’authenticité primitive qui lui permettra de renouer avec « ce malgré moi de sauvage », selon ses termes. Une lettre à Mette révèle l’intensité de la relation qui unit ce monde à la dimension spirituelle, pressentie comme une porte ouverte sur l’essence même des choses : « Je t’écris le soir. Ce silence la nuit à Tahiti est encore plus étrange que le reste. Il n’existe que là, sans un cri d’oiseau pour troubler le repos. Par-ci, par-là, une grande feuille sèche qui tombe mais qui ne donne pas l’idée du bruit. C’est plutôt comme un frôlement d’esprit […]. Toujours ce silence. Je comprends pourquoi ces individus peuvent rester des heures, des journées assis sans dire un mot et regarder le ciel avec mélancolie. » C’est cette aptitude à saisir le cœur même des choses, autorisée par une sorte d’interpénétration pérenne de la vie et de la mort, qu’exprime la mise en contact des deux mondes dans Mana’o Tupapa’u. Certes, l’alliance entre Éros et Thanatos est attendue : ce qui lui confère ici son originalité et qui donne au tableau sa force, c’est l’insistance sur le caractère primitif de la représentation, c’est la convergence des deux figures et des deux thèmes dans un même mouvement de glorification de l’authenticité polynésienne, que seul permet, d’après Gauguin, l’éloignement de la civilisation. « À la civilisation pourrie, je cherche à opposer quelque chose de plus naturel, partant de la sauvagerie », avait-il écrit en 1889 à Théo Van Gogh. Par l’association entre le monde de la chair épanouie et l’univers de la mort, nous sommes au cœur du mythe tahitien, réinterprété par le regard de Gauguin, à travers le prisme de sa nostalgie des origines primitives.

Deux éléments, le vêtement du tupapa’u et le poteau sur lequel il s’appuie, contribuent à la représentation du monde dans sa figuration originelle. Le vêtement est d’inspiration celtique et renvoie à l’art des calvaires bretons et à la figure de l’Ankou, personnification de la mort dans la tradition bretonne. À cet héritage de la période de Pont-Aven se juxtapose un souvenir de l’art maori, dont Gauguin a pu observer des œuvres lors d’une longue escale forcée à Auckland avant son arrivée à Tahiti : le poteau est décoré de motifs qui rappellent ceux des poutres polychromes maories que le peintre a longuement examinées en Nouvelle-Zélande et qu’il reproduira dans Te Tamari no Atua (Naissance du fils de Dieu) en 1896. Le mélange des références culturelles crée un effet de surprise : dans le tupapa’u se combinent le mystère effrayant de l’Ankou et la simplicité familière d’une figure anthropomorphe, puisque, selon le peintre, cette « petite bonne femme » correspond à la représentation d’un revenant dans l’imaginaire polynésien. Les horizons géographiques et mythologiques suggérés ici peuvent être perçus comme des variations sur un même thème : l’éloge d’un primitivisme conçu comme un gage de succès dans une démarche de retour à l’authenticité des racines.

Syncrétisme des approches picturales et relecture du mythe tahitien

La composition de Mana’o Tupapa’u est claire : elle repose sur une séparation nette entre le premier plan, réservé à la jeune femme, et l’arrière-plan où apparaît le tupapa’u. Cette impression de bipartition est renforcée par des plages de couleurs contrastées et de multiples « lignes horizontales ondulantes », selon la description de Gauguin, dont le graphisme obsédant traduit une double démarcation : sur le plan de l’organisation spatiale, la ligne horizontale médiane qui parcourt le tableau, mise en valeur par le contraste entre le jaune de chrome du linge de lit et les violets qui dominent le fond, trace la limite entre la zone éclairée de la chambre et de ses éléments de mobilier identifiables et rassurants, et la partie arrière de la pièce plongée dans l’obscurité, où se mêlent visions indistinctes d’objets matériels – poteau ornementé sur la gauche et tête de lit sur la droite – et apparitions fantastiques ; sur le plan symbolique, cet axe médian marque la frontière entre deux mondes, celui d’une promesse de vie et de fertilité, qu’engagent les courbes de la vahine nue et les motifs floraux aux couleurs solaires, et celui de l’au-delà et de la mort, menaçant, oppressant (le tupapa’u tend la main en direction de la jeune femme) et stérile (les fleurs chatoyantes du monde terrestre sont remplacées dans la partie supérieure du tableau par des « fleurs de tupapa’u », dit Gauguin, des « phosphorescences » révélatrices de manifestations surnaturelles dans l’imaginaire tahitien).

Mais la richesse symbolique qui naît du choix des objets, du travail des motifs et du jeu des couleurs permet également de traduire le caractère indissociable de ces deux figures féminines et de ces deux plans spirituels, ce qui autorise un traitement plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord du mythe, somme toute classique, de la mort destructrice. Le peintre dit avoir conçu son tableau selon une structure de type harmonique, où les plages de couleurs se complètent et se répondent dans un vaste « accord musical » ; derrière le contraste apparent de teintes vives se profile une profonde cohérence d’ensemble, une unité réalisée par la parenté étroite des couleurs : « Accords d’orangé et de bleu reliés par des jaunes et des violets, leurs dérivés. Éclairés par des étincelles verdâtres ». Les violets de l’arrière-plan, notamment, fusionnent le bleu sombre du pareu et le rose de l’oreiller central, dans un effet de transition qui adoucit l’antagonisme entre le cadre familier de la chambre et le monde inconnu de l’esprit. Les couleurs des deux corps, elles aussi, se répondent, la « petite bonne femme » et la jeune fille arborant une même peau cuivrée aux reflets de vert. La position décentrée du tupapa’u, à gauche du tableau, permet en outre un effet de symétrie avec le visage de la jeune femme, à droite ; le jeu des regards, qui cherchent peut-être à se rejoindre, parachève la mise en scène d’une communication silencieuse entre les deux êtres.

Certes, Gauguin ne se prive pas de signifier la division symbolique des deux mondes : à ce titre, la technique utilisée pour appliquer les violets de l’arrière-plan se distingue radicalement de celle employée pour le premier plan. Héritée de l’impressionnisme, cette technique d’application des couleurs par petites touches rapides et répétées, effectuées du bout de la brosse, est pour Gauguin un moyen de restituer la puissance et l’authenticité du ressenti : « Travaillez librement et follement […], dit-il dans sa correspondance, un grand sentiment peut être traduit immédiatement, rêvez dessus et cherchez-en la forme la plus simple […] » Paradoxalement, il émane du tupapa’u une vitalité suggérée par le mouvement et la puissance du trait impressionniste. La force et la précision du contour, dans lesquelles on reconnaît le cloisonnisme de Gauguin, atténuent d’une certaine manière le caractère fantomatique du revenant ; inspiré de l’art des vitraux, ce cloisonnisme se caractérise par la technique du serti, qui consiste à tracer les contours de manière appuyée avant l’application des couleurs. On peut encore noter le mouvement vertical de la colonne d’inspiration maorie aux motifs chatoyants, sur laquelle s’adosse le tupapa’u : peut-être est-il possible d’y voir un autre symbole de l’union entre les deux univers, de l’ascension spirituelle offerte à l’être humain par le passeur qu’est le tupapa’u, dans une relation d’intimité finalement pacifiée avec l’« esprit des morts ». Du point de vue strictement linguistique, il existe d’ailleurs un écart significatif entre le sens du titre tahitien, Mana’o Tupapa’u, « pensée(s) relative(s) au(x) revenant(s), pensée(s) diabolique(s) », et le titre français donné par Gauguin, L’Esprit des morts veille, aux connotations positives. Avatar de Hina, déesse protectrice polynésienne mise à l’honneur dans le célèbre D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? que Gauguin peindra à la fin de sa vie en guise de testament, le tupapa’u pourrait alors prendre le visage d’un initiateur ; figure de l’éveil spirituel – rappelons que, dans ses tableaux et ses sculptures, Gauguin a représenté nombre de personnages dans la pose méditative du Bouddha –, le tupapa’u de Gauguin propose une relecture du mythe polynésien de la mort, loin du tiaporo (« diable »), du varua ’ino (« esprit maléfique ») auxquels il est souvent assimilé par les Tahitiens, ou du « cadavre » qu’il désigne dans l’une de ses acceptions d’origine. Sans aucun doute, Mana’o Tupapa’u propose à la fin du XIXe siècle une réinterprétation subtile du mythe de Tahiti, où la problématique existentielle prend le pas sur le fantasme d’un ailleurs édénique, dans une démarche picturale sous-tendue par une pensée primitiviste.

Malgré le bilan mitigé de l’exposition parisienne qui suivit son premier séjour en Polynésie et qui dévoila Mana’o Tupapa’u parmi d’autres toiles aux titres tahitiens, Gauguin a souvent exprimé l’intérêt personnel qu’il portait à ce tableau, dont la réputation ne rivalisera jamais avec celle de son célèbre « testament » de 1897. À sa femme Mette, il confie en 1892 que Mana’o Tupapa’u est, de tous ses tableaux, celui « qu’[il tient] à garder ou vendre cher » ; il en reproduira d’ailleurs des détails à de nombreuses reprises : dans une illustration à l’aquarelle dont il orne son manuscrit de Noa Noa, à l’arrière-plan de son Autoportrait au chapeau de 1893, sous la forme d’une gravure sur bois de 1894, entre autres. Grâce à ses lectures de Loti et de Moerenhout, Gauguin avait entrevu un monde en adéquation avec son rêve. C’est le désir insatiable des retrouvailles avec le cœur et l’essence du mythe tahitien qui le hantera jusqu’à sa mort : il demandera ainsi qu’on place sur sa tombe la statue de ’Ōviri (« sauvage »), représentation de la femme originelle.

Note : Les titres d’œuvres en tahitien et leurs traductions en français sont de Gauguin.

                                                                   Carole Atem ( université de Polynésie)